Fermez les yeux et imaginez… Imaginez un royaume où tous les habitants seraient heureux. Où tout le monde voyagerait vers des destinations paradisiaques. Où tout le monde vivrait des aventures trépidantes et partagerait son existence paisible auprès d’un conjoint parfait. Ouvrez les yeux. Vous êtes sur Facebook…
Jonathan rentre d’une rude journée de travail au call-center. Pas de nouveaux contrats signés aujourd’hui. C’est le visage quelque peu renfrogné, mais avec l’espoir de trouver quelque réconfort auprès de sa jeune épouse qu’il pousse la porte de leur studio. Il la trouve en train de poser les assiettes en plastique pour le dîner – des pâtes à la sauce tomate – sur la petite table qu’ils viennent de recevoir de chez Ikéa. « Bonsoir Chérie », dit-il, en faisant mine de ne pas remarquer son expression lasse et les jouets éparpillés sur le sol. « Comment ça s’est passé aujourd’hui avec le petit ? », tente-t-il. « Oh, ne m’en parle pas. Il n’a pas arrêté de pleurer. Le médecin a dit de continuer les antibiotiques », lance-t-elle dans un soupir.
Ils passent silencieusement à table. Puis Johanna décide de briser la glace. « Tu as vu les Messika ? Ils viennent d’acheter un appart’ de folie à Baka. Je crois que ce sont les parents de Yoni qui les ont aidés. » « Tu es bien renseignée, dis donc… », répond Jonathan, un poil sarcastique. « Non, mais ils ont publié les photos sur Facebook. Tiens, en parlant de Baka, comme j’étais dans le quartier tout à l’heure, j’ai voulu passer voir Magali. Mais elle ne répondait pas sur son téléphone. J’ai vu ensuite sur Facebook qu’elle est partie pour deux semaines à New-York avec Eva pour faire du shopping », continue-t-elle sur un ton de plus en plus oppressant.
Jonathan sent qu’il est sur le point d’exploser. Tout le monde profite et il n’y aurait donc qu’eux sur terre qui triment pour joindre les deux bouts ? Puis il se reprend. « Forcément, lui rappelle-t-il. Quand on vient de divorcer, c’est toujours bon de s’aérer un peu l’esprit en dépensant à tort et à travers. Quant aux Messika, je n’ai pas besoin de te rappeler les disputes qui déchirent leurs familles respectives pour t’ôter toute velléité de leur ressembler… ».
Bienvenue sur Facebook, le royaume des gens heureux. Celui où l’herbe est toujours plus verte chez les voisins !
Le syndrome de l’herbe verte
Tout, ou presque, a déjà été dit et écrit sur Facebook, Instagram, Snapchat et consorts. Inutile de rappeler les innombrables problèmes de Tsni'out, de perte de temps et d’addiction que l’usage des réseaux sociaux entraîne chez leurs utilisateurs réguliers. C’est sans compter toutes les études qui prouvent de manière incontestable le lien qui existe entre le temps passé sur Facebook et l’apparition de symptômes de dépression, de peur et d’angoisses en tous genres. Mais dernièrement, nous sommes témoins d’un nouveau problème qui vient s’ajouter à tous ceux que l’on connaissait déjà et que je nommerais « le syndrome de l’herbe verte ».
Comment ce mal s’est-il si sournoisement installé ?
Une course folle vers le bonheur
D’un côté, en offrant la possibilité de publier en temps réel à peu près la totalité de nos activités quotidiennes – depuis notre sortie en couple jusqu’à la rentrée de notre petit dernier à la maternelle –, les réseaux sociaux ont développé chez leurs utilisateurs une sorte de voyeurisme malsain, qui consiste à jeter un œil – voire deux – sur la vie privée de leurs amis, voisins, collègues et même de gens qu’ils ne connaissent que du bout de leur souris. Mais ce voyeurisme, qui est en soit une indicible tare, possède également un autre visage : il entraîne à son tour une forme d’exhibitionnisme chronique. Les candidats au bonheur se trouvent ainsi pris dans une folle course consistant à regarder la vie des autres, la comparer à la leur, tenter de renchérir, regarder à nouveau, recomparer, et ainsi de suite.
Forcément, des gens dont l’existence a la saveur d’un expresso court additionné de quatre cuillères à café de sel se garderont bien de la dévoiler telle qu’elle aux yeux de toute la planète. Même sans mauvaise intention, ils sélectionneront minutieusement des morceaux choisis de leur vie – une sortie entre amis, une nouvelle conquête, un beau paysage – pour les publier sur leur compte, entraînant ainsi un sentiment de jalousie chez leurs « amis » (au sens facebookien du terme), qui se sentiront moins bien lotis qu’eux, eux dont la vie est si plate et si ordinaire. Évidemment, plus le nombre d’« amis » augmente, plus le sentiment de frustration a de chance d’atteindre des niveaux incontrôlés.
C’est ainsi que vous pourrez rencontrer dans la réalité – oui, la réalité – des gens dont le couple est en péril, dont les enfants se rebellent, dont la subsistance est difficile et qui sur l’écran parviennent tout de même à susciter l’envie. Ils semblent être populaires, profiter de la vie, mener la barque de leur existence avec brio – alors que si vous aviez accès quelques instants aux coulisses de leur quotidien, vous n’accepteriez pour rien au monde d’échanger votre place avec eux.
Un choix s’impose donc à nous, pauvres habitants de ce royaume imaginaire : continuer de regarder à l’extérieur et nous vider de l’intérieur, ou bien accepter de regarder à l’intérieur et nous réjouir de ce qui s’y trouve. Ce n’est pas un hasard si l’une des principales vertus que D.ieu exige que nous cultivions est justement la pudeur. Celle de ne pas exposer impunément ce qui ne regarde pas les autres comme celle de ne pas regarder par le trou de la serrure ce qui se passe chez les autres. (Il existe du reste une Halakha explicite interdisant de regarder l’intérieur d’une maison si la porte en est par hasard ouverte…) D.ieu savait, dans Son infinie sagesse, qu’Il nous offrait là l’une des clés du bonheur, le vrai, celui qui consiste à apprécier ce que nous possédons plutôt que de désirer ce qui est à autrui.
Le royaume des gens heureux, Facebook, est un pays imaginaire. Il n’existe que dans l’esprit de ceux qui surfent sur les réseaux sociaux, regardent, comparent, s’affligent, tentent de rejoindre la compétition et alimentent ainsi leur frustration. Ils courent après un idéal qui n’existe pas, cultivent la convoitise et en viennent à dédaigner les trésors qui se trouvent partout sauf sur leurs écrans.
La clé de la satisfaction est donc entre nos mains. Accepterons-nous de fermer la porte du royaume des gens heureux pour ouvrir enfin la porte au bonheur, celui qui se trouve dans notre réalité ?