Lors de ma tournée en Europe, il me restait un jour à Budapest avant de repartir à Berlin où je devais m’adresser aux membres de la communauté juive. C’était un jour très chargé et j’avais encore beaucoup à faire.
J’avais rendez-vous avec un éditeur pour organiser la traduction et la publication de mon ouvrage Une vie engagée en hongrois, et j’étais également invitée au Parlement pour rencontrer Dr Istvan Hiller, le ministre de la Culture.
Dans chaque pays, les bâtiments abritant les administrations du gouvernement sont imposants, mais en Hongrie, peut-être encore plus. Le parlement à Budapest, sur les rives du Danube, est une structure très décorée et majestueuse. Alors que je montais les escaliers en colimaçon, je ne pus manquer d’observer le décor, les finitions élaborées, les sculptures et les salles grandioses. Le parlement était en session, mais rapidement, le ministre m’accueillit très aimablement. Après avoir échangé des formalités, il me posa une question très étrange : « Comment vous sentez-vous dans ce bâtiment où tant de lois horribles ont été promulguées contre votre peuple ? Etes-vous en colère ? Ressentez-vous de la haine dans votre cœur ? ».
Un instant, je fus prise au dépourvu par sa question. Honnêtement, je ne m’attendais pas à ce qu’un non-Juif me pose cette question. Je répondis au ministre en relatant que l’année précédente, pour la toute première fois depuis mon internement à Bergen Belsen, j’avais été invitée à prendre la parole à Berlin. Je ne voulais pas retourner en Allemagne, mais lorsque je reçus une invitation pour parler à des étudiants juifs et au congrès des scientifiques et médecins juifs, je me sentis responsable d’y aller.
Avant mon départ, les jeunes gens de Hinéni m’avaient demandé le contenu de mon programme à Berlin. Je répondis en leur expliquant que je ne devais rien dire à Berlin, uniquement : Hinéni, je suis là, une enfant de Bergen Belsen, parlant à Berlin de D.ieu, de la Torah et du peuple juif… et ce, en soi, disait tout ! J’expliquais au ministre de la Culture que plutôt que de me concentrer sur la colère, qui produit plus de colère et conduit à la haine et à la violence, je voudrais me concentrer sur Hinéni : je suis là et mon peuple est là, et ceux qui visaient à nous détruire, à nous annihiler, ne sont plus. Je poursuivis en expliquant que nous, le peuple juif, avons assisté à l’ascension et à la chute des nations qui nous ont persécutés, et avons vécu plus longtemps qu’eux. Nous sommes ici, un peuple plus vibrant, plus dynamique que jamais, et le secret de notre survie est l’alliance divine scellée au Sinaï : témoigner du Nom de D.ieu.
Je vis dans son regard qu’il était réceptif à mes propos, donc je poursuivis en expliquant que des milliers d’années plus tôt, notre peuple se trouvait en esclavage en Egypte. Nos bébés furent jetés dans le Nil et utilisés comme briques dans les murs. A cette époque, si vous aviez posé à un citoyen égyptien la question suivante : « Qui va perdurer au fil des siècles ? », il aurait probablement ri de vous. Cette question était ridicule. La réponse était univoque : bien entendu, les Egyptiens survivraient. Les Juifs étaient au crépuscule de leurs jours. Mais aujourd’hui, l’Egypte ancienne a disparu et nous sommes présents.
Au fil des siècles, ce même schéma s’est répété. Pensez au grand empire babylonien. Ils conquirent notre terre, rasèrent notre Temple, détruisirent Jérusalem, nous ont tués par milliers, et conduit notre peuple, enchaîné, à Babylone. A cette époque, si vous aviez demandé à un citoyen babylonien : « Qui survivra au fil des siècles ? », il vous aurait également ri au nez. La question ne se pose pas, ce sont bien entendu les Babyloniens !
Mais la Babylonie ancienne a disparu, et nous sommes bien présents !
Si on saute plusieurs siècles, on arrive au grand empire romain, vous verrez à nouveau notre Temple rasé, Jérusalem en flammes, conquise et détruite et notre peuple pris en esclavage. Nos fils sont devenus des gladiateurs dans les amphithéâtres romains, une proie pour les lions. Cette fois-ci, le peuple juif verrait certainement sa fin. Il était impossible qu’ils soient sauvés. Il ne faisait aucun doute sur l’identité de ceux qui survivraient. Mais la Rome antique a disparu et nous sommes bien présents.
A présent, entrons dans l’ère moderne et examinons la souffrance des Juifs de Russie. Si vous aviez demandé à un Russe : « Qu’est-ce qui va survivre aux siècles, le judaïsme ou le communisme ? » Cette question aurait été accueillie par des rires. En Russie, le judaïsme était mort. Le judaïsme russe avait été endoctriné par l’athéisme -le déni de D.ieu. Les Juifs russes n’avaient aucune notion de leur passé ou de leur héritage divin. S’ils tentaient d’enquêter sur le judaïsme ou d’étudier, c’était au péril de leur vie. S’ils possédaient simplement un livre de prière, ou qu’ils allumaient les bougies de Chabbath, ils étaient envoyés en prison. Il était impossible que le judaïsme survive en Russie. Or, aujourd’hui, la communauté juive russe croît et prospère, et j’ai récemment pris la parole à Moscou devant l’ancien bâtiment du KGB en évoquant D.ieu. Aujourd’hui, Lénine est parti, Staline aussi, le communisme a disparu, mais nous, le peuple juif, sommes bien présents. De même, les Nazis sont partis et leurs homologues hongrois également, et nous sommes ici.
« Alors, dis-je au ministre, lorsque j’ai gravi les escaliers de ce parlement, je me suis concentrée sur l’éternité de mon peuple plutôt que sur ceux qui ont planifié notre extermination. »
« Vous voyez, lui expliquai-je, nous sommes un peuple qui croit au Tikoun 'Olam, parfaire le monde pour le guérir de son mal. Alors plutôt que de gaspiller notre énergie sur la colère, nous allumons la lumière de la foi, la lumière de la guérison, la lumière de la Torah. »
Je dois admettre que le ministre a été très réceptif à mes paroles et m’a annoncé qu’il projetait d’organiser une commémoration pour marquer la déportation des Juifs hongrois.
Je lui répliquai que ce serait un moment parfait pour émettre une proclamation exprimant les profonds regrets du gouvernement hongrois pour les terribles atrocités qui ont débouché de l’adoption de ces lois contre les Juifs en ces lieux.
Tout en parlant, je réalisai parfaitement que de telles proclamations ne sont que de simples paroles, et malheureusement, le mal continuera de sévir jusqu’à la venue du Machia’h - mais au moins, ces paroles seront proclamées et ceux qui renient la Shoah, ainsi que les futures générations, les entendront. Il accepta : il promit d’évoquer le sujet devant le parlement et une date a été fixée pour les cérémonies.
En descendant les marches du parlement dans le froid de l’hiver hongrois, je me dis : Béni soit D.ieu qui a protégé et continue de préserver notre peuple, en dépit de tous les complots et les intrigues contre nous : Hinéni, nous sommes là !