David franchit la grille du lycée et s’engagea sur le chemin qui le ramenait à la maison, les pensées en ébullition…
Il aimait son père. Il l’aimait plus que tout au monde. Et il le respectait aussi. Là n’était pas la question. S’il avait décidé de lui désobéir, pour une fois, c’était uniquement parce que quelque chose de nouveau brûlait en lui. Quelque chose qu’il aurait été bien en peine de définir avec exactitude…
Son père avait toujours été pour lui un exemple, un modèle. C’était un « battant », ce que l’on pourrait considérer comme normal pour un boxeur… Mais, même en dehors du ring, son père avait dû se battre pour l’élever seul, depuis son âge le plus tendre. David était conscient du fait qu’il s’était toujours débrouillé pour qu’il ne manque de rien et qu’il s’était investi corps et âme dans son éducation.
Or, Eddy Klein (c’était le nom de son père) avait des principes, et l’un d’eux était de préserver l’identité juive de son fils. C’était lui qui avait tenu – allez savoir pourquoi ! – à l’inscrire dans une école juive. Bien qu’ignorant tout des traditions et de la pratique, il n’aurait jamais accepté de l’envoyer étudier dans un établissement non-juif…
Mais ce lycée était très différent des établissements qu’il avait connus auparavant. D’abord, il n’était pas mixte. Ensuite, beaucoup d’enseignants portaient une Kippa et une barbe. En bref, c’était une institution beaucoup plus religieuse que les précédentes. Ce n’était pas un choix délibéré de la part de son père ; simplement, c’était le seul lycée juif de la ville…
Eddy avait dû accepter quelques concessions, notamment en ce qui concernait l’apparence extérieure de son fils au sein de l’établissement, mais David savait très bien faire la différence entre ce qu’il était prescrit de faire à l’école et ce qu’il en était réellement, à la maison. Il savait, par exemple, que sa « panoplie de religieux » – Kippa et Tsitsit – devait retourner au placard dès la porte de la maison franchie. Il savait aussi qu’il n’était pas question d’imaginer demander à son père d’organiser une cuisine Cachère ou de passer un vrai Chabbath, selon les règles apprises à l’école. Eddy y avait inscrit son fils uniquement pour qu’il étudie, certainement pas pour qu’il devienne religieux. Tout cela n’était pas pour eux. Point barre.
Oui, seulement voilà… le temps passe, et avec lui l’insouciance. Les mois avaient passé et un certain malaise avait commencé à poindre. Les paroles de Torah, entendues au cours de ses études quotidiennes, avaient pénétré son cœur, jusque-là insensible. David avait changé : il désirait appliquer à l’extérieur tout ce que ses professeurs lui avaient enseigné, il voulait être cohérent avec lui-même et avec son Créateur. Cela était devenu une idée fixe, une idée brûlante et dévorante.
La veille, au retour du lycée, et pour la première fois, il n’avait pas enlevé son Tsitsit Katan et sa Kippa et avait même tenté de les garder pour aller faire quelques courses… Cela n’avait pas manqué : son père l’avait arrêté sur le pas de la porte et lui avait dit : « David, va te changer ! »
David avait essayé d’argumenter, d’expliquer, d’amadouer, de supplier… Le ton était monté et une gifle inattendue avait mis fin à la discussion. David était parti se réfugier dans sa chambre, d’où il n’était plus sorti jusqu’au lendemain matin pour se rendre en cours.
La gifle lui avait fait mal, mais une douleur bien plus cuisante l’habitait ce matin-là, lorsqu’il franchit les portes de l’établissement scolaire. La scission entre ces deux univers – celui du lycée et celui de la maison – lui était devenue insupportable. Les choses ne pouvaient pas en rester là ; il était pétrifié, cependant, à l’idée d’affronter une nouvelle fois son père. David était allé trouver son professeur – celui qu’il avait toujours admiré le plus – pendant la pause du déjeuner et lui avait exposé la situation. L’enseignant l’écouta avec attention et réussit à trouver les mots justes pour lui insuffler de nouvelles forces. Il lui expliqua que la Torah ordonne d’honorer ses parents et de leur obéir, mais qu’il est permis de ne pas les écouter lorsqu’il s’agit des commandements divins : s’ils demandent d’enfreindre les lois de la Torah, il est permis d’aller contre leur avis. Il conseilla à David de garder, aujourd’hui encore, ses Tsitsit et sa Kippa et de tester la réaction de son père, en gardant ses distances : s’il devenait violent, mieux valait céder, pour le moment. Sinon, il fallait tenir bon et Hachem l’aiderait…
David arrivait à présent en vue de la maison et éprouvait une terreur sourde ; néanmoins, il était décidé à s’en tenir à ses décisions. Il rentra chez lui, salua son père, alla déposer ses affaires dans sa chambre… et ressortit sans s’être changé. Il s’arrêta sur le pas de la porte de la cuisine et attendit l’arrivée de la tempête, déterminé à faire front. Son père le regarda un bon moment sans rien dire, puis lâcha finalement : « Bon, si c’est ce que tu veux… Allez, viens manger. »
David n’en crut pas ses oreilles : il n’avait même pas eu besoin d’ouvrir la bouche ! Son père, habitué à tenir bon coûte que coûte, avait baissé les bras avant même d’engager le combat ! Un vrai miracle…
Depuis ce jour, tout changea pour David. Sa vie se transforma ; il put s’épanouir dans la voie qu’il avait choisie, celle – il en était certain – qui le mènerait à la Vérité et au véritable bonheur.
L’année suivante, David entra dans une Yéchiva, s’investit entièrement dans l’étude des textes saints et progressa considérablement. A la maison, il fut autorisé à respecter toutes les lois – mais ne parvint pas toutefois à les imposer à son père.
Bientôt, il arriva en âge de se marier et épousa une jeune fille qui, comme lui, était revenue à la Torah… Après son mariage, il entra dans un Kollel pour quelques mois, puis le couple décida de partir s’installer en Israël.
La séparation fut éprouvante, pour le fils comme pour le père. David téléphonait régulièrement à son père, s’enquérait de son bien-être, de sa santé, l’informait des étapes de sa nouvelle vie… Une fois par semaine, il s’appliquait à lui écrire une longue lettre, agrémentée de photos, dans laquelle il lui transmettait les enseignements les plus marquants appris au Kollel et lui décrivait le bonheur que lui procuraient cette étude et sa vie de famille. Il remerciait sans cesse son père pour l’éducation qu’il lui avait donnée et pour lui avoir permis de s’engager dans la voie de la Torah.
Piqué par la curiosité, Eddy commença à faire quelques recherches personnelles sur les traditions et les valeurs véhiculées par le judaïsme. Il voulait mieux comprendre ce bonheur qui animait son fils. Qu’y avait-il, au juste, de si extraordinaire dans sa façon de vivre pour qu’il en parle avec tant d’entrain ? Il découvrit une richesse insoupçonnée et surprenante. Bientôt, il ajouta à ses propres lettres de nombreuses questions et exposa les difficultés que lui posaient certaines conceptions orthodoxes. Père et fils se mirent à échanger de longues missives, et le feu enthousiaste de l’un alluma une flamme dans le cœur de l’autre…
Un jour, Eddy reçut un courrier particulièrement émouvant. Elle rapportait les paroles d’un célèbre rabbin de l’époque d’avant-guerre, appelé le « ‘Hafets ‘Haïm » – selon le titre de l’un de ces ouvrages devenu une référence dans le monde orthodoxe –, qui s’était exclamé un jour : « Je suis incapable de comprendre comment un juif peut quitter ce monde sans avoir étudié la moindre page de Guemara… ! ». Eddy avait relu cette phrase plusieurs fois et avait blêmi.
« Je suis Juif…, pensa-t-il, mais je ne sais même pas ce qu’est la Guemara, ni de quoi une page de Guemara a l’air ! Et qu’arrivera-t-il lorsque j’aurai 70 ou 80 ans et que je quitterai ce monde, moi aussi… ? »
Que pouvait-il faire ? Il était seul, ignorant, et ne connaissait personne qui pouvait l’aider. Personne, sauf… Bien que l’idée lui parût au début complètement absurde, elle fit son chemin dans l’esprit du boxeur. Plus les jours passaient et plus il y songeait avec intérêt. Finalement, il fut convaincu que c’était là la seule solution : il se rendit à l’école où avait étudié son fils et demanda à parler au directeur.
« Vous vous souvenez de moi ? Je suis le père de David Klein.
- Bien entendu ! Comment allez-vous ? Comment se porte votre fils ?
- Grâce à D.ieu, il se porte bien. Il est très heureux de sa nouvelle vie, là-bas en Israël.
- Baroukh Hachem ! Alors, dites-moi, M. Klein, que puis-je pour vous ?
- Je voudrais étudier une page de Guemara. »
Le directeur resta un instant sans voix ; il avait peur de ne pas avoir bien compris…
« Bien, hmm… C’est très bien. Mais en quoi puis-je vous aider ?
- Je veux m’inscrire dans votre école et apprendre à lire et à étudier. »
Le directeur fit des efforts pour ne pas laisser paraître sa surprise et son trouble.
« Je crains, monsieur, que cela ne soit pas possible… Voyez-vous, nous n’enseignons pas aux adultes. Nous ne disposons que d’une école primaire, d’un collège et d’un lycée… C’est un établissement pour enfants. »
Mais Eddy s’était préparé à cette réponse, comme on anticipe un coup de l’adversaire, et s’entêta : « Ecoutez, il n’y a aucun autre endroit par ici où je pourrais étudier et c’est le ‘Hafets ‘Haïm lui-même qui a dit qu’il était inimaginable pour un juif de quitter ce monde sans avoir étudié une page de Guemara ! Alors, je veux étudier cette page. »
Voilà quelque chose de peu commun ! pensa le directeur. Il pensa aussi que cette situation étonnante devait certainement être un signe d’En-Haut… Le Créateur, certainement, attendait de lui une réaction tout aussi peu ordinaire. Il réfléchit quelques secondes.
« Bon, je veux bien essayer de faire quelque chose pour vous, décida-t-il finalement. Je vais vous introduire dans une classe, mais nous dirons que vous êtes envoyé par le Ministère de l’Education pour vérifier le niveau des études… Vous vous installerez avec les élèves et étudierez avec eux les cours de Kodech… Quel est votre niveau ? Vous comprenez l’hébreu ?
- … Non.
- Vous savez le lire ?
- Difficilement. Je connais plus ou moins les lettres… avoua Eddy.
- Et pour Rachi…
- Pour quoi ?
- Bon…, il va falloir tout commencer par le début… Je ne vois pas d’autre solution que de vous envoyer dans la classe de CE1… Si vous éprouvez des difficultés avec la lecture, je me chargerai personnellement de vous donner des cours de soutien en fin de journée... Cela vous convient-il ? »
Comblé, Eddy accepta de jouer le jeu.
Les débuts furent difficiles. Extrêmement difficiles… et éprouvants. D’abord à cause des études elles-mêmes qui lui semblaient bien plus ardues que le plus dur des entraînements de boxe, ensuite à cause de la honte de se retrouver avec des enfants de sept-huit ans et de ne même pas être capable de comprendre aussi bien qu’eux… L’intérêt qu’il suscitait auprès des jeunes élèves le mettait également mal à l’aise : même si aucun d’entre eux n’en connaissait la véritable raison, sa présence quotidienne en classe attirait l’attention. Et dans les couloirs, il avait bien sûr remarqué comment les plus grands chuchotaient dans son dos... Il se sentait épié, comme une bête curieuse.
Sans les encouragements réguliers et enthousiastes de son fils, il n’aurait jamais pu tenir. David suivait de près ses progrès – par téléphone ou par courrier – et le poussait à persévérer en le comparant à Rabbi Akiva, ce Grand Maître de l’époque romaine, qui n’avait commencé à apprendre la Torah qu’à l’âge de 40 ans, entouré d’enfants qui se moquaient de lui et qui pourtant n’avait pas baissé les bras et était devenu un érudit hors du commun, un Géant dans la Torah.
Eddy faillit abandonner plus d’une fois, mais s’accrocha et, peu à peu, progressa dans l’étude. Il apprit à lire et à comprendre l’hébreu, à déchiffrer l’écriture de Rachi, et à saisir le langage particulier de la Michna. Lorsqu’il se sentit près, il commença à étudier la structure d’une page de Guemara et les termes d’Araméen les plus couramment utilisés. Chaque fois qu’une question se posait (c’est-à-dire plusieurs fois sur chaque ligne…), il allait en parler avec l’enseignant, après les cours, et recevait les éclaircissements adéquats. Ce fut laborieux, mais aussi extraordinairement gratifiant…
En fin de compte, il fallut à Eddy trois années pour maîtriser parfaitement sa première page de Guemara. Trois années durant lesquelles sa vie changea du tout au tout. « Après les actes, viennent les cœurs » (Séfer ha’Hinoukh) ; jour après jour, il avait investi tant de force dans ses études qu’inéluctablement son cœur s’était aussi ouvert à l’application des autres Mitsvot... David avait suivi avec une grande joie l’évolution de son père ; il en ressentait de la fierté et une grande reconnaissance envers le Maître du Monde qui les avait guidés tous les deux sur le chemin de la Vérité. Comme il était loin le temps de la gifle pour une Kippa et des Tsitsit… !
Lorsqu’il eut achevé l’étude de sa page de Guemara, Eddy voulut organiser un Siyoum. Le directeur et le professeur tentèrent de lui expliquer que l’on n’avait pas l’habitude de procéder ainsi pour une seule page et qu’un Siyoum portait en général sur un traité entier, au minimum. Mais Eddy ne voulut pas en démordre et s’obstina à vouloir faire un Siyoum Daf. La question fut posée au rav Moché Feinstein, l’illustre décisionnaire d’Amérique, reconnu dans le monde entier pour son érudition et son dévouement exceptionnel, estimé par les plus Grands Maîtres de sa génération. Lui non plus ne cacha pas son étonnement lorsqu’il entendit la requête de l’ancien boxeur : un Siyoum pour une page de Guemara ? Mais lorsqu’il connut les raisons profondes qui avaient poussé l’homme à étudier cette page et tous les sacrifices qu’elle avait occasionnés, le rav Moché Feinstein non seulement permit de faire un Siyoum, mais déclara également qu’il serait honoré de pouvoir y assister personnellement ! (Bien entendu, il ne toucha mot des douze heures de voyage aller-retour que représentait ce déplacement…)
Lorsque David apprit cette grande nouvelle, il décida de venir lui-aussi assister à l’évènement. Eddy mit tout autant de cœur à préparer ce Siyoum qu’il en avait mis à étudier la page qu’il venait célébrer. Son fils l’aida à organiser une belle Sé’ouda dans l’une des salles du lycée juif, mise à sa disposition par le directeur. Tous les professeurs de l’établissement avaient été conviés au repas, ainsi que les membres de la communauté dont Eddy faisait désormais partie… Suite à l’annonce de la venue du Gadol Hador, Rav Moché Feinstein, beaucoup d’autres juifs, d’ici et d’ailleurs, avaient également prévu de venir à ce Siyoum d’un genre particulier.
Et de fait, lorsque le Grand Jour fut arrivé, un nombre impressionnant de convives se pressaient dans la salle des fêtes du lycée, pour partager la joie de cet homme qui avait investi trois années de sa vie pour achever une page de Guemara…
Lorsque David prit la parole, il eut beaucoup de mal à cacher son émotion. Il raconta toutes les difficultés auxquelles son père avait dû faire face et rendit compte de l’immensité du chemin qu’ils avaient parcouru ensemble… Il ne manqua pas de rappeler qu’une grande partie de son étude revenait à son père, de par les sacrifices qu’il avait consentis pour l’inscrire dans cette école juive.
Eddy, les larmes aux yeux, embrassa son fils et le remercia à son tour en déclarant que sans ses encouragements perpétuels il n’aurait jamais pu arriver jusque-là. Il le remercia aussi et surtout, pour cette fameuse lettre où avaient été retranscrites les paroles du ‘Hafets ‘Haïm, car, dit-il, « sans elles, je n’aurais sans doute jamais pris conscience de l’importance de l’étude de la Torah… »
Puis le rav Moché Feinstein, et après lui tous les rabbanim présents, parlèrent tour à tour de l’importance du Limoud HaTorah et de ses étudiants.
On vanta d’abord les mérites de ce Juif plein de Crainte de D.ieu qui s’était efforcé « de tout son cœur, de toute son âme et de tous ses moyens » d’aboutir à l’étude de cette page de Guemara, pour accomplir les paroles du ‘Hafets ‘Haïm.
Puis on expliqua que l’étude de la Torah construit la part de ‘Olam Haba de celui qui s’y attèle et que celui qui assiste à un Siyoum est considéré comme ayant lui-même étudié le sujet en question, qu’il s’agisse d’une page de Guemara, d’une Massekhet, ou bien du Chass tout entier…
Tous les discours firent grande impression et la joie de ce Siyoum fut palpable par tous. La soirée s’étira tant et si bien que les derniers convives quittèrent la salle des fêtes à deux heures du matin. Eddy et David rentrèrent, enchantés et comblés. Eddy, surtout, tellement heureux d’avoir pu accomplir les prescriptions du ‘Hafets ‘Haïm.
Il s’endormit serein… pour ne plus se réveiller. Cette même nuit, il rendit son âme à son Créateur.
Tous ceux qui avaient participé, quelques heures auparavant, au « Siyoum Daf » – y compris rav Moché Feinstein – revinrent sur place le lendemain pour son enterrement, bouleversés par la tournure des évènements. Personne ne put rester insensible à ces paroles, prononcées lors des oraisons funèbres :
« Si certains acquièrent leur part au Monde Futur en un seul instant, d’autres y ont droit grâce à une seule page de Guemara »…