Dans le monde de l’écriture des Sifré Torah, des Téfilines et des Mézouzot, chaque Sofer (scribe) choisit ce qui lui convient.
La majorité sont des scribes de Mézouzot, certains se spécialisent dans les Téfilines et d’autres encore, dans les Sifré Torah. A priori c’est le même travail, mais en réalité, il est diamétralement opposé. Ecrire une Mézouza prend une heure, et des Téfilines, quelques jours. En revanche, il faut environ six mois pour finir l’écriture d’un Séfer Torah.
L’écriture d’un Séfer Torah commence comme un Chiddoukh (rencontre en vue d’un mariage). En général, on ne commence pas à écrire avant d’avoir une commande d’une personne intéressée. Et si vous me demandez : pourquoi ne pas commencer, un client se présentera certainement en cours de route ? Il est vrai que certains Sofrim agissent ainsi, mais, par expérience, la commande d’un Séfer Torah est un événement si important dans la vie, que les gens en ont une tout autre approche.
Pourquoi les Sifré Torah ne sont-ils pas vendus en magasin ? Car ceux qui décident d’acheter un Séfer Torah désirent être une partie indissociable de son écriture. Ils rencontrent le Sofer, cherchent à savoir à qui ils ont affaire, vérifient son degré de crainte du Ciel, s’il s’immerge au Mikvé, et demanderont bien entendu des exemples d’écriture et des engagements de temps pour son écriture.
Ensuite, des négociations auront lieu sur le prix, toute une histoire en soi.
Derrière tout don d’un Séfer Torah se cache une histoire. On n’offre pas un Séfer Torah chaque jour. C’est une décision accompagnée d’une grande dépense financière, mais surtout d’une charge émotionnelle importante.
Mais tout ce que j’ai relaté jusque-là n’est qu’une introduction à une histoire vraie que je voulais vous raconter.
* * *
L’homme venu me commander un Séfer Torah ne ressemblait à aucun autre avant lui, et à la réflexion, à aucun client après lui. Il n’avait pas l’air d’un homme amateur de quelque livre que ce soit, et certainement pas d’un Séfer Torah.
Je me suis beaucoup méfié de lui. Je lui ai demandé qui m’avait recommandé, et il me répondit : « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas du service des impôts ». Ses propos m’ont m’inquiété davantage.
Il sortit quelques milliers de dollars et me dit : « J’aimerais que vous commenciez à écrire un Séfer Torah pour une Kaparat Avonot, une expiation de fautes. »
La vérité, il suffisait d’observer brièvement le type pour comprendre qu’il avait beaucoup de fautes à se faire pardonner, mais bien entendu, je ne lui fis pas part de mes impressions non professionnelles, de peur qu’il n’y voie une offense, ayant l’air de quelqu’un qui réagit mal aux offenses.
Je lui demandai s’il voulait que je lui montre un exemple d’écriture, mais il me répondit : « Laissez tomber, de toute façon je ne sais pas lire ». Devant mon embarras, il me dit alors : « Vous me croyez ? Je sais lire, bien sûr, mais je ne suis pas venu chez vous pour votre style d’écriture. On m’a dit que vous étiez animé de crainte du Ciel, et cela me suffit ».
Je fixai un prix avec lui. Il sortit encore quelques milliers de dollars pour les frais et déclara : « Je vous appellerai ».
Je commençai à écrire.
* * *
Un mois s’écoula, puis deux, et l’homme ne téléphonait pas. Je tentai de mon côté d’appeler le numéro de téléphone qu’il m’avait transmis, mais sans succès, il n’était pas branché. C’était bizarre. J’avais en fait bien avancé dans l’écriture, et je ne comprenais pas pourquoi il ne me téléphonait pas.
Arrivé à la moitié du Séfer, je me demandai que faire. Selon notre accord, il devait me verser un paiement supplémentaire, mais mon client avait disparu, comme englouti sous terre.
Je continuai un peu à écrire, et lorsque je commençai à penser à arrêter d’écrire, il arriva soudain. Comme la première fois, sans m’avertir à l’avance, et il me demanda comment l’écriture avançait.
Je lui montrai ce que j’avais écrit, il était très content, et il me demanda quand je comptais achever la rédaction du Séfer Torah. Je lui fixai une date, il me paya une somme raisonnable et m’annonça qu’il me contacterait environ deux semaines avant la date fixée, pour organiser une fête d’intronisation du Séfer Torah.
Il se présenta à la date fixée, bien entendu sans m’avertir de sa venue. Il observa le Séfer Torah et m’annonça qu’il projetait une grande Hakhnassat Séfer Torah dans la ville du centre du pays où il réside.
Nous fixâmes une date, je lui expliquai les démarches et lui donnai des numéros de téléphone de spécialistes qui préparent des intronisations de Sifré Torah avec des ‘Houppot, des lumières et des haut-parleurs. Il me précisa qu’il avait trois cents invités. Je lui expliquai qu’il valait la peine de commander de la nourriture « Cachère Laméhadrin », et il accepta de bonne grâce.
Le grand jour arriva. Bien que j’aie écrit déjà plusieurs Sifré Torah par le passé, l’émotion m’étreint toujours un jour tel que celui-ci. Je me levai le matin, m’immergeai au Mikvé et priai avec ferveur. Après le petit-déjeuner, je me rendis au Kollel pour étudier, dans le but de me rendre, en début d’après-midi dans l’appartement des Sofrim pour récupérer le Séfer Torah et poursuivre en taxi en direction de la maison du commanditaire, pour achever l’écriture des dernières lettres avant la procession.
A 13 heures, j’arrivai dans l’appartement des Sofrim. La porte était ouverte.
Je ne compris pas qui avait laissé la porte ouverte. Je me hâtai vers la pièce où j’écris, je regardai là où le Séfer Torah aurai dû se trouver et je fus pétrifié.
Le Séfer Torah avait disparu.
* * *
Il m’est difficile de décrire par des mots ce que je ressentis à ce moment-là. Le sang quitta mon visage, mon corps, mes jambes. Je ressentis une sensation de froid, de vrai froid, mes jambes tremblaient. Je tombai presque à terre. Je me sentis menacé et terrifié.
Il me fallut plusieurs minutes pour me remettre en partie, mais une nouvelle vague de terreur s’empara de moi, mêlée à une gêne terrible.
Que pouvais-je faire à présent ?!
A ce moment-là, je ne pensais pas à l’argent que je serais contraint de rembourser au commanditaire. Je ne pensais qu’à la cérémonie qui devait se dérouler quelques heures plus tard, aux nombreux invités, au commanditaire qui revêtait certainement ses plus beaux atours, au traiteur et à la synagogue qui prenait des airs de fête, aux chariots illuminés, à la ‘Houppa avec les haut-parleurs.
Et seul le ‘Hatan de la fête - le Séfer Torah - n’était pas présent.
Que devais-je faire ? D’où allais-je trouver la force de lui raconter l’histoire ?
* * *
J’appelai l’un de mes colocataires pour lui raconter ce qui s’était passé. Il arriva rapidement et avertit la police en chemin. Il s’assit à côté de moi, et ensemble, nous réfléchîmes comment agir.
Les policiers arrivèrent pour prélever les empreintes de doigts, et nous poser des questions. Le temps s’écoula et il était déjà quinze heures. Je n’avais pas la force de téléphoner à l’homme pour lui annoncer que… je ne savais pas quoi lui annoncer.
Mon fidèle ami téléphona à ma place. Le téléphone sonna, cela me sembla une éternité, car j’étais proche du téléphone, et j’entendis la voix familière du commanditaire.
« Alors, Rav Yossef, comment ça va ? Vous êtes en route ? », demanda-t-il.
-
Ce n’est pas Yossef, répondit mon ami.
-
Quoi, il conduit ? Il ne peut pas parler ?
-
Non, il ne conduit pas. Je suis son ami, et nous sommes là, dans l’appartement des Sofrim.
-
Que se passe-t-il ? Vous n’êtes pas encore partis ? Partez vite. Dans une demi-heure les hommes qui ont l’honneur d’inscrire les dernières lettres doivent arriver.
Il y a une expression : « J’aurais voulu que la terre m’engloutisse », chez moi, ce n’était plus une expression.
-
Ecoute, dit mon ami, il y a un problème.
-
Que s’est-il passé ?, demanda-t-il.
-
Ton Séfer Torah a été volé !
Silence.
-
Ce n’est pas vrai, dites-moi que ce n’est pas vrai.
-
J’ai de la peine, mais c’est la réalité. Nous l’avons découvert il y a une heure seulement, lorsque nous sommes venus le chercher pour la procession.
-
Etes-vous sûr qu’il a été volé ? Passez-moi le Rav Yossef. Alors, il n’y a pas de Séfer Torah ?, me dit-il.
-
Non…, enfin, si, mais il a été volé.
Et soudain, je l’entends dire : « Je le savais ! Je savais que quelque chose se passerait ».
Quelque chose dans sa voix m’apaisa, il semblait presque soulagé. C’est difficile à expliquer, mais quelque chose dans sa voix fit significativement descendre la pression que je ressentais, mais pourtant…
« Savais-tu que le Séfer serait-volé ? », lui demandai-je.
« Non, pas du tout, me répondit-il. Mais je me doutais que je n’aurais pas le privilège d’assister à cette grande procession que j’ai préparée depuis si longtemps. Laissez-moi annoncer l’annulation de la fête et je vous rappelle. Je ne sais pas ce que je vais dire aux invités, mais je suis obligé de les prévenir. »
Il raccrocha et je fermai les yeux lentement. Je venais de vivre un vrai traumatisme.
Je rentrai chez moi, brisé, je m’allongeai sur mon lit en pensant à ce que vivait cet homme, comment il devait expliquer à tout le monde que la fête était annulée. Qu’allait-il faire du gigantesque repas pour lequel il avait investi, d’après ce que j’avais compris, une somme presque identique à l’écriture du Séfer Torah ?
Il me rappela deux heures plus tard. « Voilà, me dit-il, j’ai tout fait. A présent on annonce au dernier des invités l’annulation de la Hakhnassat Séfer Torah. J’ai perdu une tonne d’argent pour le repas, mais tant pis, c’est une Kaparat Avonot, une expiation des fautes. »
Je me rappelai qu’il avait employé ces termes lorsqu’il avait commandé l’écriture du Séfer Torah.
* * *
Il arriva au bout d’une heure et me dit : « Vous êtes obligé d’écouter mon histoire ».
Je ne pourrai pas entrer trop dans le détail de son histoire. En gros, je dirai qu’il s’agit d’un homme aisé, qui a gagné son argent dans des affaires peu honnêtes, et que de nombreuses personnes ont été les victimes directes ou indirectes de ses agissements.
« J’ai eu un accident grave, et j’ai été sauvé par miracle. Cela m’a conduit à faire Téchouva, et je me suis rendu chez un grand Rav pour me faire guider. Il m’a demandé de commencer à prier et à étudier la Torah, mais il m’a précisé que j’avais besoin de me faire pardonner les fautes de mon lourd passé.
J’ai pensé à plusieurs choses et j’ai eu l’idée du Séfer Torah. Je suis venu chez vous, j’ai commandé le Séfer Torah et seulement récemment, lorsque j’ai commencé à inviter des gens à la cérémonie, je me suis rendu chez le Rav pour lui raconter ce que j’avais fait pour ma Kaparat Avonot, et je l’ai invité également à écrire des lettres et à prendre la parole au repas de Mitsva. Il m’a regardé et n’a pas semblé particulièrement enthousiaste.
Je lui dis alors : "Rav, vous êtes fâché contre moi ?"
"Pas du tout, mais c’est dommage que tu ne m’aies pas consulté au préalable. Si tu m’avais demandé à l’avance, je t’aurais expliqué que seules les épreuves peuvent expier les fautes, et là, tu seras comblé d’honneur. Et l’honneur ne répare pas les fautes. Je viendrai à la cérémonie, j’écrirai des lettres, mais promets-moi de trouver un autre moyen pour pardonner tes fautes."
Je le lui promis, mais je me heurtai à un problème : que faire pour expier mes fautes ?
Lorsque votre ami m’a téléphoné, la première seconde j’étais sous le choc. J’avais attendu tellement pour pouvoir inaugurer ce Séfer Torah, et il avait été volé ! Je voulais être englouti sous terre. Comment allais-je annoncer à tout le monde l’annulation de la procession ? Je me suis rappelé des affiches placardées dans toute la ville, où mon nom apparaissait en lettres brillantes. Je pensais à toutes les personnes honorables qui devaient participer et je fus rempli de honte. Mais soudain, j’ai ouvert les yeux.
Le Rav avait expliqué que le Kavod (honneur) ne pardonne pas les fautes, mais les épreuves les expient véritablement. Je savais qu’il n’y avait pas d’épreuve plus difficile que l’offense et l’humiliation, et là j’allais en recevoir une bonne dose. Je m’engageai à accepter ces humiliations avec amour. En ces instants, une ville entière se riait de moi, secouait la tête, mais j’espérais que ces humiliations expieraient mes fautes… »
Il sortit alors de sa poche le restant de la somme due pour l’écriture du Séfer Torah volé, et le posa sur ma table. Je tentai de m’opposer, mais il objecta : « Vous avez travaillé, cela vous revient. Je ne vais pas commettre de crime. J’ai commandé ce Séfer Torah pour expier mes fautes, et le Maître du monde a fait en sorte qu’il constitue une humiliation pour moi, car si D.ieu veut, cela pourra m’aider à expier mes fautes. Alors je vous dois de toute façon ce Séfer Torah… »
Il me baisa la main et partit, je restai seul, plongé dans mes pensées… Je découvris soudain que je pleurai abondamment. Mes proches savent que je ne suis pas un sensible, mais la grandeur de cet homme, et la manière dont il m’avait libéré de la gêne que je ressentais, m’émut jusqu’aux larmes.
* * *
Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Deux ans plus tard, l’homme quitta ce monde dans des circonstances tragiques qu’il m’est impossible de détailler.
Environ dix mois après sa mort, la police me téléphona et m’annonça que le Séfer Torah perdu avait été retrouvé. Il s’avère qu’ils avaient retrouvé un stock de Sifré Torah volés, et avaient téléphoné aux bureaux des Sofrim. J’avais effectué les corrections dans l’un de ces bureaux où le Séfer Torah avait été répertorié et identifié comme Séfer Torah écrit par mes soins et reporté comme volé.
Je pris contact avec sa famille et leur annonçai que le Séfer Torah qu’il avait commandé et payé, avait été retrouvé. Il est difficile de décrire la joie qui s’empara d’eux. Ils organisèrent pour l’année de deuil une grande Hakhnassat Séfer Torah, et invitèrent un grand nombre de convives.
Le jour de sa Azkara, eut lieu une cérémonie très impressionnante de Hakhnassat Séfer Torah pour l’élévation de l’âme de l’homme. C’était une cérémonie particulièrement émouvante, au vu de l’histoire particulière qu’elle renfermait.
Au beau milieu du repas, son Rav prit la parole, on aurait dit qu’il adressait ses propos au défunt : « Tu as eu le mérite que le Séfer Torah acquis avec ton argent, d’un niveau excellent et empreint de sainteté, a contribué à expier tes fautes, en raison des humiliations que tu as subies par son intermédiaire. Actuellement, suite à ta mort terrible, le Séfer Torah a fait son retour pour accomplir son rôle, après ta purification et ton décès, en ton honneur et pour l’élévation de ton âme pure. A présent, ton âme sera rattachée au faisceau de la vie, car tu as mérité de faire une Téchouva complète et d’avoir écrit un Séfer Torah qui ne t’a procuré aucune satisfaction de ton vivant, au contraire ; et à ce titre, c’est un Séfer Torah unique en son genre, consacré à un homme unique en son genre ».