Quand on parle de Haman, l’un des personnages principaux de l’histoire de Pourim, on a très vite l’impression qu’il est l’archétype du « méchant » dont la seule motivation était d’anéantir le peuple juif. En réalité, comme pour tous les personnages de la Bible, la réalité est bien plus profonde et sa personnalité est bien plus nuancée qu’elle ne le parait.
La Guémara [1] demande : « Où rencontre-t-on une allusion à Haman dans la Torah ? » et elle répond de façon énigmatique, en citant le verset qui évoque la faute d’Adam Harichone, à qui Hachem dit : « Hamin Haets – As-tu consommé de l’arbre que Je t’avais interdit de manger ? » [2] Les lettres du mot Hamin sont les mêmes que celles du nom Haman.
Cette Guémara nous interpelle. Tout d’abord, la question qu’elle pose est difficile à comprendre – pourquoi serait-il évident que le nom d’Haman soit mentionné dans la Torah ? Deuxièmement, en ce qui concerne la réponse donnée, quel lien existe-t-il entre Haman et la faute d’Adam en général et, plus particulièrement, le fait qu’Hachem lui ait demandé de quel arbre il avait mangé ?
Le Rav Aharon Kotler zatsal [3] propose une approche intéressante pour répondre aux deux questions. Il explique que la Guémara se focalise sur un trait de caractère de Haman, qui le mena à sa destruction. Quand Haman vit que Mordékhaï persistait à refuser de se prosterner devant lui, il exprima son mécontentement. Il affirma qu’il avait tout ce qu’un individu pouvait souhaiter posséder – il était en deuxième position dans l’Empire le plus puissant au monde, il venait d’être personnellement convié par la reine à un banquet, il était extrêmement riche et avait plusieurs enfants, mais tout ceci ne valait rien à ses yeux tant que Mordékhaï refusait de s’incliner devant lui. Rav Kotler donne plus de précisions quant à la question posée par la Guémara : « Où voit-on dans la Torah, un exemple d’une même attitude où un homme ne parvint pas à se satisfaire de tout le bien qui l’entourait ? »
La Guémara répond que l’on retrouve ce phénomène lors de la première faute. Hachem avait placé Adam et ‘Hava dans le Gan Eden avec tout ce qu’ils pouvaient vouloir ou ce dont ils pouvaient avoir besoin. Tout leur était permis et disponible. Il y avait de nombreux arbres et nos Sages racontent qu’ils avaient même des anges à leur service pour leur rôtir de la viande et leur servir du vin. Il n’y avait qu’un seul arbre qui leur était interdit à la consommation – l’Arbre de la connaissance du Bien et du Mal – et pourtant, ils succombèrent rapidement à la tentation de manger du fruit de l’arbre interdit. Dans cet épisode, Adam et ‘Hava montrèrent le même défaut que Haman ; celui de ne pas être satisfaits de tous les bienfaits qui les entourent et de convoiter la seule chose qu’ils ne peuvent pas obtenir. Les similitudes ne s’arrêtent pas là ; dans les deux cas, les conséquences de cette cupidité furent la mort – Adam et ’Hava provoquèrent la mort dans le monde en consommant du fameux fruit et les actions de Haman à la suite de ce désir de tout avoir, conduisirent à sa pendaison. Par ailleurs, on note la place prépondérante de l’arbre dans les deux incidents.
Cette explication soulève d’autant plus d’interrogations. Tout d’abord, parmi tous les défauts de Haman, pourquoi souligne-t-on précisément celui-ci dans la Guémara ? Deuxièmement, pourquoi Adam, et Haman plusieurs siècles plus tard, eurent tellement de mal à se débrouiller sans cette unique chose qu’ils ne pouvaient pas recevoir ?
Rav David Fohrman propose une approche qui nous permettra de comprendre la faute d’Adam à un niveau plus profond. « Ramenons ces idées au Jardin d’Eden. D.ieu est notre Père et nous sommes Ses enfants. Il nous a donné un cadeau : tous ces arbres-là. Que veut-Il ? Il souhaite que nous jouissions de tous ces arbres, que nous profitions de leurs fruits. Il ordonne même, dans la Torah, de manger de tous ces arbres. Il veut simplement que nous réalisions que ces arbres viennent de Lui. Et comment montrer que nous avons compris ce message ? Il y a un arbre qui est à Lui et en respectant l’interdit d’en profiter, nous montrons que nous sommes conscients d’être les invités d’Hachem dans le Jardin, que nous ne sommes pas les propriétaires et que nous sommes là, au service de D.ieu. Le fait de pouvoir nous délecter de tous ces arbres est un cadeau de Sa part et quand nous en profitons, nous jouissons de ce qu’Il nous a affectueusement accordé. Nous pouvons à présent comprendre la tentation de manger du seul arbre duquel il était interdit de consommer. C’était une volonté de se voir propriétaire du Jardin. Vous savez, il n’est pas toujours facile ni agréable de ressentir que l’on est invité. Si je suis invité, tout peut m’être retiré à un moment ou à un autre. Si je suis invité, je dois être reconnaissant, je suis redevable et je ne me sens pas toujours à l’aise dans une telle situation. C’est bien plus sympathique de pouvoir prétendre que tout m’appartient. La tentation de manger de cet arbre en particulier était en fait un désir de se prendre pour D.ieu. »
Adam mangea du fruit de l’Arbre parce qu’il voulait ressembler à D.ieu. Mais en quoi est-ce lié à Haman ? En réalité, Haman voulait la seule chose qu’il ne pouvait pas obtenir, parce qu’il n’était pas tout-puissant. Or, qui était cette personne qui avait tous les pouvoirs, à cette époque ? Le roi A’hachvéroch. La frustration de Haman de ne pas tout avoir provenait de son désir ardent d’être au pouvoir. Et cette volonté se manifeste de manière flagrante dans l’épisode qui suit, quand le roi lui demanda comment honorer celui qui avait trouvé grâce aux yeux du roi. Pensant qu’A’hachvéroch parlait de lui, Haman se mit à poétiser sur la façon dont cet homme devait être traité – royalement – au point de répéter le mot « Roi » non moins de sept fois, allusion très peu subtile à son envie de gouverner.
À un niveau plus profond, il semble que Haman, membre du peuple d’Amalek, eût le même désir qu’Adam Harichone, bien que – de loin – moins raffiné ; celui d’être au même niveau qu’Hachem, ’Hass Véchalom. Les Saints Livres détaillent longuement l’arrogance qui fut le défaut principal d’Amalek et qui fut la cause principale de son manque de crainte du Ciel. Cela signifie qu’il ne pouvait accepter qu’il y ait Quelqu’un au-dessus de lui. Au résultat, cette arrogance le fit lancer une guerre contre Hachem et tout ce qu’Il représente. Il n’est donc pas surprenant que les Livres kabbalistiques affirment que Haman était une réincarnation du serpent qui incita Adam à vouloir ressembler à D.ieu. Haman représente cette même attitude, et cela se manifesta dans son désir ardent de devenir roi.
Puissions-nous tous mériter d’éviter les failles d’Adam et de Haman.
[1] ’Houlin 139b.
[2] Béréchit 3,11.
[3] Michnat Rebbe Aharon, 1ère partie, p. 103