Pessa’h est là et, avec le confinement, certains ont eu le temps de devenir des experts en Haggada et autres récits de la fête… Comme chaque année, nous revivons la sortie d’Egypte, nous nous imprégnons de ces moments de liberté et de grandeur qui constituèrent la naissance du peuple juif.
Mais nous nous heurtons aussi à l’esclavage et aux souffrances du peuple durant cette longue période d’asservissement. Aux travaux forcés, aux coups de fouets sans pitié des égyptiens, à la noyade des pauvres enfants dans le Nil et parfois, dans les tréfonds de notre cœur, une question douloureuse résonne : pourquoi tant d’innocents morts ?
En réalité, le premier à avoir laissé retentir sa peine sur cette question fut notre maître Moché Rabbénou, qui s’adressa à D.ieu en ces termes : « Mon Maître ! Pourquoi as-tu fait du mal à ce peuple ? » (Exode 5, 22) lorsqu’il vit que les égyptiens encastraient les bébés vivants dans les murs pour remplacer les briques manquantes…
La Torah, par cette question, nous permet d’exprimer nos états d’âme et nos incompréhensions. A l’instar d’un dogme aveugle où il n’y a pas de place à la condition humaine, la Torah se veut comprise et admise par l’homme.
D.ieu adressa alors à Moché la réponse suivante : « Ne te tourmente pas pour la perte de ceux-là, car ce sont les ronces que Je détruis du bâton. Si ta volonté est de vérifier cela, sors un de ces bébés et tu verras ce qu’il en adviendra à la fin ». (Midrach Chémot Rabba) Effectivement, l’enfant que Moché sauva fut Mikha qui implanta une statue (et son culte) dans le peuple, causant ainsi la mort de milliers d’enfants d’Israël.
Hachem répondit donc à Moché que les enfants allaient devenir des impies incorrigibles et qu’il valait mieux qu’ils meurent « innocents » plutôt que « coupables », amassant au passage le mérite de précipiter la délivrance du peuple en exil.
Et Moché accepta l’argument d’Hachem, sans objections.
Et le libre arbitre dans tout ça ?
La réponse de D.ieu a certes résolu la question initiale, mais elle soulève une autre problématique derrière elle, beaucoup plus complexe : celle du libre arbitre.
Comment D.ieu a-t-Il dit à Moché que ces enfants étaient condamnés inexorablement à la faute, alors qu’ils ont le libre arbitre ?
Et ne disons pas que d’après la Torah, l’homme n’aurait pas de libre arbitre car la Torah elle-même dit explicitement que l’homme en est doté : « Je prends à témoin contre vous aujourd’hui le Ciel et la Terre. La vie et la mort j’ai donné devant toi, la bénédiction et la malédiction, tu choisiras la vie, afin que tu vives, toi ta descendance » (Deutéronome 30, 19) Le libre arbitre est d'ailleurs un des fondements même de la Torah, celui de recevoir la rétribution pour nos choix, nos « bons » choix. Si bien que ce paradoxe est né de la Torah elle-même !
Les actes de l’homme sont-ils prémédités ou libres ?
Afin de répondre à cette question, aidons-nous de la Michna du traité des maximes des Pères – Le Pirké Avot.
La 15e Michna du 3e chapitre dit : « Tout est prévisible et le droit est donné (le libre arbitre) ». C’est justement notre question : si tout est prévisible, quelle est la place du libre arbitre ? L’homme n’est-il pas maître de ses choix ?
La réponse du Rambam
Notre Maître le Rambam (Maïmonide) nous éclaire de ses lumières. Il explique que la connaissance de D.ieu n’est pas similaire à la connaissance de l’homme et, bien que le Créateur connaisse à l’avance l’action de l’homme, cela n’enlève pas à l’homme la liberté de son choix. Difficile à comprendre comme cela...
Alors, Rav M. Almochnino, rapporté par Tossefot Yom Tov, explique les propos du Rambam : « La vision transcendantale de D.ieu ne contraint pas l’homme dans ses choix. Ce que représente le futur pour l’homme est le présent pour D.ieu, car Il n’est pas soumis au temps ».
Tout s’éclaire. Le Rambam nous dit qu’en réalité, les limites du temps ne sont que dans notre réalité humaine, tandis que D.ieu, Lui, voit notre futur comme étant au présent. C’est-à-dire que l’homme a effectivement le libre arbitre, mais D.ieu connaît son choix futur !
Comment est-ce possible ?
Comprendre la notion du temps
Le temps est lié au mouvement de la matière, il n’existe pas en essence. La trajectoire d’un objet qui va d’un point (a) vers un point (b) est définie par le temps de ce trajet. Autrement dit : le temps est dépendant de la matière (car seulement lorsqu’il y a de la matière, il y a déplacement). Ainsi est défini le temps par Albert Einstein dans les années 1915, ce qui lui valut le prix Nobel en 1925 pour sa « loi de la relativité ».
En réalité, le Rambam lui-même devançait Einstein de quelques 800 ans en écrivant dans Le Guide des Egarés (deuxième partie, chapitre 13) : « le temps lui-même entre dans la catégorie des créatures (d’Hachem) car le temps est dépendant du mouvement, et le mouvement est circonstanciel de l’objet se déplaçant. Or ce même objet qui se déplace est lui aussi le fruit de la Création… »
Hachem n’étant pas matière, il est affranchi des contingences liées au temps ; pour Lui, passé et futur ne font pas de différence. Le temps est Sa création, il n’a pas d’effet limitatif à son égard, on peut même dire que, vu du Ciel, le temps n’existe pas.
Par conséquent, la raison pour laquelle Moché Rabbénou ne dit mot après la réponse d’Hachem est parce qu’il savait pertinemment que le libre arbitre existe bel et bien, mais que dans ces cas précisément, D.ieu a vu le comportement de ces âmes et dans Sa grande bonté, Il préféra les épargner de la faute qu’Il les voyait commettre.
Cela ne veut absolument pas dire que toutes les souffrances sont dues au fait que l’homme fauterait inexorablement. Parfois, ce qui justifie les souffrances de l’homme, ce sont ses fautes. Le but des souffrances est alors la rédemption. Parfois encore, la cause des souffrances proviennent des vies antérieures de l’âme, dans d’autres cas, elles sont là par amour… (Traité Bérakhot page 5).
Il est surtout important de savoir que toutes les questions se posent, sans peur ni honte. La Torah elle-même encourage le questionnement, donnant l’occasion d’augmenter son savoir et ses connaissance afin d’accepter plus profondément les vérités du judaïsme. La seule condition au questionnement doit être l’honnêteté intellectuelle et la recherche de la vérité…