La Paracha de cette semaine représente un tournant fondamental dans le livre de Béréchit, et dans l’histoire du peuple Juif. En effet, au cours de notre Paracha, Joseph va accéder, d’une part, aux plus hautes fonctions en Egypte, et, d’autre part, il va retrouver ses frères. Aussi, la promesse faite par D.ieu à Abraham, lors de l’alliance entre les morceaux, est sur le point de s’accomplir : la famille de Ya’acov s’apprête à descendre en Egypte, où elle sera plus tard asservie, avant de repartir avec de grandes richesses pour recevoir la Torah et s’installer sur la terre d’Israël.
La rencontre entre Yossef et ses frères est un moment de vérité particulier. En effet, les rapports de force se sont inversés : Yossef est à présent le vice-roi d’Egypte alors que ses frères sont dans une situation vulnérable. Aussi, aurait-il pu avoir la tentation de se venger des souffrances qu’il a endurées depuis toutes ces années à cause de ses frères. Mais il n’agit pas ainsi, il laisse apparaitre en lui des sentiments de compassion : il se retient de se venger, et il ressent de l’amour et de la pitié pour ses frères. C’est ainsi que le texte mentionne à plusieurs reprises l’émotion de Yossef, qui est remué jusqu’aux larmes (Genèse 42-23, 43-30, 45-2.6).
Aussi, cette Paracha est-elle l’opportunité de s’intéresser à la vertu de la « Ra’hamim », la compassion ou encore la miséricorde.
Il s’agit d’une valeur morale fondamentale qui caractérise avant tout le Saint béni soit-Il, notamment dans Sa relation avec les hommes. En effet, nos Sages nous disent que D.ieu avait songé à l’origine créer le monde avec l’attribut de justice, le « Din », mais qu’Il a constaté que le monde ne subsisterait pas ainsi, aussi, Il a décidé ensuite de substituer au « Din », l’attribut de la miséricorde, la Ra’hamim, qui permet au monde de subsister, en donnant la possibilité aux hommes de se repentir de leurs fautes, d’abandonner leurs mauvaises voies, et de pouvoir repartir sur de nouvelles bases, détachés de leurs fautes passées.
Or, les hommes sont invités à s’inspirer des attributs divins pour savoir comment se comporter. Les sentiments de miséricorde et de clémence sont ainsi des vertus cardinales pour les êtres humains. Notre tradition nous rappelle ainsi que le peuple juif se caractérise par trois grandes vertus : la miséricorde « Ra’hmanim », la capacité à ressentir de la honte « Baychanim », et la générosité « Gomlé ‘Hassadim » (Talmud de Babylone, Yébamot, 79b). Selon Maimonide, ces trois traits de caractère sont si importants que s’ils font défaut chez une personne, il y a lieu d’enquêter pour vérifier si la personne est authentiquement juive. Le Talmud de Jérusalem va encore plus loin, et il considère même que ces qualités sont en réalité des « cadeaux » faits par l’Eternel aux hommes.
Le sentiment de miséricorde est fondamental dans la mesure où il permet au monde de subsister. En effet, si l’homme devait être puni à la mesure de ses fautes, la vie humaine serait impossible. Notre vie est ainsi le témoignage de l’attribut divin de miséricorde à l’œuvre dans le monde.
L’homme est ainsi confronté à une dualité fondamentale : une aspiration spirituelle à faire le bien, et une réalité corporelle et matérielle qui fait naître en lui des pulsions et des passions qu’il peine à contrôler. Pour le dire en des termes religieux : l’homme a été créé avec le Yétser Hatov, une inclinaison à faire le bien, et un Yétser Hara’, un mauvais penchant qui le pousse vers des passions délétères.
La miséricorde permet précisément de tenir compte des limites de la nature humaine, et de ne pas disqualifier un homme dès qu’il commet une erreur. De même que l’Eternel donne une (de nombreuses) chance(s) à l’homme de se rattraper, de réparer ou de passer outre les erreurs passées, de même l’homme est appelé à faire preuve de miséricorde vis-à-vis de son prochain et agir avec lui avec miséricorde.
Il s’agit d’ouvrir son esprit et son cœur à autrui, de comprendra ses limites et de rechercher en lui les aspects les plus positifs de son comportement. Il s’agit de ne pas se crisper sur la première erreur, ou la première déception mais lui donner le bénéfice du doute, et la possibilité de se rattraper.
En agissant ainsi, l’homme fait ainsi le pari de s’ouvrir à autrui, et de bâtir un monde habité par les sentiments, par la bonté, l’entraide et la générosité. Il s’agit d’un pari certes risqué, car susceptible de trahison, de déception, et d’incompréhension. Mais il donne à la vie un relief beaucoup plus fort, il permet de comprendre à l’échelle individuelle le pari fait par l’Eternel à l’échelle de l’humanité, et qu’Il renouvelle à chaque instant.
Celui qui redoute d’être déçu ne crée pas, ne se lie pas à autrui et se renforce dans un sentiment de détachement du monde et des hommes. C’était l’idée qui prévalait chez certains philosophes de la Grèce antique, les stoïciens, les épicuriens ou encore les sceptiques. Ces derniers se méfiaient des sentiments, et étaient obsédés par le caractère précaire de la vie humaine. Il s’agissait de la rendre supportable en limitant l’investissement émotionnel dans les relations humaines, et en profitant des plaisirs simples et immédiats de la vie.
La Torah ne partage pas cette vision pessimiste de la vie. Elle fait au contraire le pari que c’est dans la relation à l’autre que réside la plus grande dignité de l’homme. C’est dans la capacité de l’homme à faire le bien, à s’ouvrir à autrui que l’homme se hisse au niveau le plus élevé de son humanité et qu’il ressemble alors à D.ieu.
Le poète William Blake (rapporté par R. J. Sacks) avait cette belle phrase « La miséricorde est le cœur de l’homme, la pitié est son visage ». L’homme acquiert son humanité la plus belle dans sa capacité à ressentir une émotion avec autrui et à pouvoir y répondre en dépassant la logique de la justice absolue, ou de la vengeance.
C’est ainsi que Joseph agit avec ses frères. Il ne cherche pas à se venger ou à leur montrer avec éclat leur erreur fondamental. Il laisse ses sentiments fraternels émerger dans son cœur. Mais sa miséricorde n’est pas aveugle, elle est précédée par une mise à l’épreuve de ses frères pour vérifier s’ils « ont fait Téchouva », s’ils ont évolué dans leurs relations fraternelles, et s’ils sont, à présent, solidaires les uns des autres.
La miséricorde n’a de sens que si elle est capable dans le même mouvement à la fois de tolérer les failles inhérentes à la nature humaine, mais aussi de ne pas oblitérer le travail nécessaire sur soi afin d’être dans une dynamique constante de construction et de renforcement de soi.
Puisse Hachem nous éclairer et nous donner la force de développer en nous une miséricorde authentique !