« Il appela le nom du premier-né Ménaché : "Car D.ieu m’a fait oublier (Nachani) toute ma peine et toute la maison de mon père." » (Béréchit 41:51)
À la naissance de son aîné, Yossef prénomme son fils Ménaché – allusion au fait qu’Hachem lui a fait oublier ses souffrances et la maison de son père. On comprend facilement que Yossef soit reconnaissant d’avoir oublié les difficultés endurées, mais pourquoi proclamer sa joie d’oublier la maison de son père, là où il grandit et fut élevé ?
Rav Sim’ha Zissel Brodie[1] répond à cette question en rapportant une Guémara[2]. Celle-ci raconte que lorsque Rav Zéra monta de Bavel en Erets Israël, il fit cent jeûnes pour pouvoir oublier le Talmud Bavli étudié à Bavel. Ceci, parce qu’il souhaitait étudier le Talmud Yérouchalmi sans être « dérangé » par les notions précédemment acquises lors de son étude à Bavel. Rachi explique que l’étude talmudique en Erets Israël était très différente de celle de Bavel. Donc, pour apprendre une nouvelle méthode en Erets Israël, il devait « oublier » celle à laquelle il avait été habitué jusqu’alors.
Rav Brodie compare en un sens la situation de Yossef à celle de Rav Zéra. Yossef a été élevé dans la maison de Ya'acov Avinou et y a appris la Torah. Ce mode de vie et ce système de valeurs lui furent inculqués dans un environnement pur. Mais il savait que cette approche ne serait pas efficace en Égypte, pays de l’impureté et de la décadence, dans lequel la survie spirituelle demandait une tout autre méthode. Les choses qui allaient de soi chez Ya'acov ne pouvaient plus se faire naturellement en Égypte. Par exemple, on imagine bien que chez Ya'acov, de nombreuses barrières contre l’immoralité étaient normales, naturelles, et qu’il n’était donc pas nécessaire d’ériger d’autres barrières pour se préserver. En revanche, en Égypte, l’immoralité était endémique et Yossef avait réellement besoin de créer ses propres barrières pour en être protégé.
Étant conscient de ce challenge qui serait le sien, Yossef pria pour bénéficier de la sagesse et de la perspicacité nécessaires pour s’adapter à son nouvel environnement, avec une nouvelle méthode. Pour ce faire, il avait besoin, en un sens, d’« oublier » l’éducation de son père. Yossef ne se déclara pas heureux d’avoir quitté sa maison paternelle, mais il reconnaissait simplement le besoin d’une approche différente pour survivre.
Nous comprenons à présent pourquoi Ya'acov enseigna à Yossef – précisément – la Torah de Chem et Ever. Il sentait que Yossef, parmi tous ses autres fils, allait devoir vivre loin de personnes craignant D. et qu’il serait entouré de mauvaises influences. C’est pourquoi il étudia avec lui les enseignements de Chem et Ever, eux-mêmes transmis par Noa’h. Rav Kamenetsky précise que Noa’h vécut dans une génération décadente, il apprit et transmit une « Torah d’exil » – ce qu’il faut savoir pour survivre spirituellement malgré l’influence négative de l’entourage. C’est cette Torah que Ya'acov dut étudier avant de se rendre chez Lavan (bien qu’il ait grandi chez le Gadol Hador – son père, Its’hak Avinou) et qu’il enseigna à Yossef.
L’explication de Rav Kamenetsky concorde parfaitement avec celle de Rav Brodie. Yossef pria pour « oublier » la Torah que Ya'acov avait enseignée à tous les fils, afin d’intérioriser celle de Chem et Ever, qui lui donna les outils nécessaires pour survivre en exil.
Le challenge de Yossef est pertinent à quiconque change d’environnement, comme une personne qui passe plusieurs mois (ou années) en Yéchiva ou en séminaire et qui doit ensuite aller étudier ou travailler dans un milieu laïque. Deux domaines sont nécessaires dans ce genre de situations : la Halakha (la loi juive) et la Hachkafa (conception juive). En termes de Halakha, Rav Kamenetsky note que le ’Hafets ’Haïm écrivit un ouvrage spécialement adapté aux Juifs enrôlés dans l’armée non-juive. Ces gens durent affronter des difficultés particulièrement grandes et avaient besoin d‘un guide pour savoir quand et comment se permettre d’être plus souples dans le respect de la Halakha. Dans le même ordre d’idées, de nos jours, certaines personnes sont exposées à des situations délicates qui suscitent de nouvelles questions ; ceux qui travaillent dans un milieu non-juif, ceux dont les membres de la famille ne sont pas pratiquants, etc. Évidemment, on ne peut pas répondre seul à des questions aussi complexes, il faut les soumettre à un Rav qui connait ces situations et peut les gérer.
De même, dans le domaine de la Hachkafa, quiconque risque d’être influencé par un entourage négatif a besoin d’un ’Hizouk (renforcement) particulier qui lui rappelle les véritables valeurs de la Torah et qui lui permettra de ne pas se laisser impressionner par les objectifs visés par la société laïque (tels que la course vers l’argent, vers les honneurs ou le pouvoir). Dans de tels cas, l’individu devra consacrer du temps à étudier et intérioriser les valeurs authentiques de la Torah, comme celles partagées dans les sociétés orthodoxes.
Yossef nous sert donc de modèle quant à la façon de s’adapter aux circonstances spirituellement difficiles et éprouvantes. Puissions-nous mériter de nous inspirer de son exemple.
[1] Rapporté par Rav Issakhar Frand. Rav Brodie fut le Roch Yéchiva de ’Hevron.
[2] Baba Métsia 85a.