La paracha de cette semaine consacre de longs développements à la mission confiée par Abaraham à son fidèle serviteur Eliezer. La Torah mentionne, tout d’abord, les instructions données par Abraham à son serviteur, puis elle les répète par la bouche d’Eliezer lorsqu’il rencontre la famille de Rivka. Or, la Torah n’a pas l’habitude d’être à ce point prolixe, d’autant plus lorsqu’il s’agit de passages a priori descriptifs.
Rachi observe en ce sens : « Rabbi A’ha dit : la causerie des serviteurs des Patriarches est plus précieuse à D.ieu que la Torah de leurs enfants. L’histoire d’Eliezer est ici répétée deux fois alors que bien des points de la Torah ne sont données que simple allusion ».
Et de fait, la Torah Orale s’est révélée nécessaire pour interpréter de nombreuses halakhot, car la Torah écrite n’y faisait mention que par allusion.
Comment comprendre cette apparente asymétrie : une profusion de versets par endroits, une concision extrême à d’autres endroits ?
Il faut tout d’abord reconnaître que les objectifs visés ne sont pas les mêmes : d’une part, faire l’éloge de la fidélité du serviteur d’Abraham et souligner la primauté des vertus morales dans le choix d’une épouse ; et, d’autre part, enseigner les lois d’une vie juive conformes à la halakha. Il est clair que le second n’est pas moins important que le premier. « Sans Torah, il n’y a pas de « Derech Eretz » (savoir-vivre, vertu), sans « Derech Eretz », il n’y a pas de Torah ».
Mais, la Torah semble faire le pari que les hommes, armés de leur sagesse, de leur intelligence, et de leur foi, pourront trouver par eux-mêmes les lois prescrites par la Torah, et leurs modalités d’application (tefilin, cacherout, pureté familiale…). Cette recherche, à travers le « limoud Torah » « l’étude de la Torah », sera même portée au crédit de leurs mérites.
En revanche, le « savoir-vivre », la vertu, le raffinement de l’esprit et du cœur ne peuvent se déduire sans un apprentissage préalable par l’exemple.
Aussi, la Torah semble juger plus approprié de développer les mérites des patriarches, plutôt que de s’étendre sur les modalités d’application des différentes lois de la vie juive. En outre, la pratique de la Torah n’a de sens que si elle est portée par des êtres vertueux, qui s’efforcent de se comporter conformément à la volonté de D.ieu, dans l’esprit et dans la lettre.
Nos Sages ont résumé ce principe en une phrase restée célèbre « Derech Eretz kadma la Torah » « le savoir-vivre précède la Torah ».
La vertu rend possible la Torah, et son absence, à D.ieu ne plaise, rend absurde la pratique.
Il ne s’agit pas d’un simple ornement qui viendrait rehausser un mérite existant, mais il s’agit d’une clef qui vient ouvrir les portes de la Sagesse divine, et fait entrer dans l’intimité de D.ieu.
Imagine-t-on l’Eternel satisfait de son enfant qui mange de la nourriture cachère…mais sans mesure et sans distinction ? qui récite les prières avec une grande dévotion… mais se comporte de manière malhonnête dans son travail ? Cela revient à servir un plat raffiné dans une assiette répugnante. Nul n’y prendrait du plaisir.
A cet égard, le monde profane nous donne, à notre époque, suffisamment d’exemples de prétendus intellectuels, spécialistes des religions, hommes d’Etat, dont la conduite morale et la vie privée semblent à mille lieux des valeurs qu’ils prétendent défendre publiquement. Et, il suffit de faire de simples recherches sur la vie privée des grands intellectuels ou philosophes, pour constater qu’il ne s’agit pas d’une spécificité de notre temps, mais une vérité éternelle.
Il faut donc l’admettre, la vertu ne s’apprend pas sur les mêmes bancs que le savoir.
Et la Torah vient probablement nous rappeler ce message à travers l’attention portée à la vie des Patriarches et à la description de leur rectitude morale.
Voilà pourquoi la Torah ne se présente ni comme un livre d’histoires, ni comme un code de loi. Il s’agit peut-être avant tout d’un « livre » d’éducation, d’initiation à la vie morale, afin d’aider l’homme à échapper aux écueils qu’il pourra trouver sur sa route au cours de son existence. Le récit de la vie des Patriarches est ainsi fondamental afin d’apprendre, à partir de leur exemple, comment orienter sa vie et servir Hachem de la plus belle des manières.
A travers Eliezer, nous constatons également à quel point leur grandeur spirituel rayonnait autour d’eux et rejaillissait sur leurs serviteurs.
Or, les Patriarches vivaient précisément à une époque où la Torah n’avait pas encore été révélée au monde. Et pourtant, nous prenons exemple sur eux pour comprendre comment agir. Nos Sages nous disent qu’ils avaient l’intuition de la Torah, l’intuition de ce que D.ieu attendait d’eux, et qu’ils étaient en mesure ainsi de l’appliquer avant même qu’elle ne fut donnée. Comment y sont-ils parvenus ?
Certes, ils ont bénéficié d’une inspiration divine qui les a guidés dans leurs décisions, mais cela n’explique pas tout. S’ils ont su identifier intuitivement ce que D.ieu attendait d’eux, c’est probablement en raison de l’amour infini qu’ils portaient envers le Créateur du monde. Ils n’avaient qu’un objectif « servir l’Eternel » et ramener vers Lui les cœurs des hommes. Aussi, guidés par cet amour ardent, cette volonté inflexible de donner « satisfaction » à l’Eternel, ils ont compris comment agir, comment parler, comme décider.
Notre génération a la chance d’avoir la Torah écrite, et nous ne comptons plus le nombre d’ouvrages sur la loi juive. Nous sommes ainsi guidés précisément vers les bonnes décisions que nous devons prendre. Il y a lieu de s’en réjouir, et de remercier Hachem pour ces trésors. Mais cela ne doit pas devenir un écran qui nous dispense de rechercher le « savoir-vivre », le « Derech Eretz ». Il s’agit là d’un travail personnel sur soi, en méditant les exemples de nos Patriarches et de nos Maîtres, qui ne se délègue à personne.
Aucun livre de halakha, aussi volumineux soit-il, n’épuisera toutes les situations auxquelles un homme peut se trouver confronter au cours de sa vie. Aussi, pour y faire face, l’homme doit développer en lui-même une sensibilité intuitive au Derech Eretz, et à la recherche de la vertu.
Comment y parvenir ? Probablement en plongeant dans l’étude de la Torah, en nous rapprochant encrore davantage de nos Maîtres, en les interrogeant et en observant leur façon de vivre au quotidien, ou encore…en relisant le récit d’Eliezer !