Question de Raphael O.
Chalom Rav,
J'ai 18 ans et je suis dans une grande école juive marseillaise (mixte) depuis tout petit.
Je viens vers vous aujourd'hui car je suis soumis à un véritable dilemme.
En effet, d'un côté, je sais qu'il est important de se rapprocher de D.ieu continuellement dans sa vie et d'essayer d'étudier Sa Torah au max, suivre Ses commandements, etc. Et franchement ça me plaît bien ! Mais il y a un couac. J'ai l'impression que les gens qui font ça ne s'amusent pas dans leur vie. Je m'explique par un exemple concret : Étant en première, les élèves de ma classe ont organisé une sorte de soirée (mixte) pour fêter la fin d'année. Après d'âpres négociations, un copain et moi avons réussi à y faire installer un semblant de Mé’hitsa pour le début de la soirée, mais qui a vite sauté, m’obligeant à partir prématurément. Mais je vous avoue que je me suis senti ''frustré'' dans le sens où tout le monde s'est tellement amusé dans la seconde partie de soirée ! Tout le monde kiffait pendant que moi j'étais dans mon lit en train de dormir ; tout ça parce que je n'avais pas voulu rester sans Mé’hitsa. Évidemment je ne regrette pas ce choix, mais disons que ça a mis en évidence un dilemme. Tous mes amis, moins pratiquants que moi, s'amusent tellement dans leur vie, tandis que je suis toujours le gars ''sérieux'', un peu ''collet monté'' ! Et je le sais car je les fréquente au quotidien, et si je me mets à me comparer avec eux – même si je sais que ce n'est pas l'idéal de le faire – , force est de constater que je m'ennuie terriblement dans ma vie, je me sens souvent seul, bref je ne kiffe pas ma vie.
Je me demande de manière plus générale si ''service divin'' peut rimer avec ''bonheur et kiff'' ; j'imagine que oui, mais peut être n'a-t-on pas la même notion de ce qu'est un ''kiff''.
Toutes ces réflexions m'ont profondément perturbé je dois le dire, m'amenant à me questionner sur le sens de ce monde, de cette vie. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi nous avons été créés, pourquoi le monde a été créé. J'ai lu diverses réponses mais aucune ne m'a vraiment convaincu : certaines disant que D.ieu avait de l'amour à donner (mais donc ça sous-entendrait un besoin ?), d'autres que nous sommes là pour révéler la gloire de D.ieu dans ce monde (mais à quoi ça rime ???).
Bref, je me sens perdu.
J'ai aussi l'impression qu'il n'y a pas de bonheur dans ce monde et ça me déchire de constater cela, (ou alors il est très bien caché et je ne sais pas comment l'atteindre !)
Pour revenir au dilemme, j'aimerais bien pouvoir m'amuser et profiter de ma vie, tout en servant D.ieu, mais je ne sais pas si c'est compatible. Ça me paraît très dur d'étudier toute la journée toute ma vie, et ce n'est pas vraiment ce que je veux, bien que j'aie envie de me rapprocher de D.ieu !
J'ai entendu que pour les personnes plus pratiquantes, leur kiff, c'est justement d'étudier du matin jusqu’au soir tous les jours, mais honnêtement ce n'est pas mon cas. De même, il semble qu'elles réussissent à considérer ce monde seulement comme un couloir vers le monde futur (et de ce fait, n'attendent pas beaucoup de ce monde) mais je ne sais pas si je serai capable d'un tel niveau, ni même si j'en aurai l'envie.
Bref, j'ai envie de vivre, de profiter, tout en réalisant un bon service Divin, et de comprendre le sens de ce service et de notre présence dans ce monde.
J'ai conscience que tout ça est très très flou, et ça l'est d'autant plus dans ma tête je dois l'avouer… C'est pourquoi je vous serais sincèrement reconnaissant si vous réussissiez à m'éclairer un tant soit peu.
Réponse du Rav Daniel Scemama :
Chalom Raphaël,
Je tiens, à titre d’introduction, à te faire savoir que tu es quelqu’un de courageux, fort dans tes choix, et profond dans ta recherche, ce qui peut t’amener loin.
Si l’on peut résumer les problèmes soulevés :
- Tu souffres de tes choix religieux, bien que tu les assumes. Tu voudrais kiffer comme tes camarades de classe, tout en respectant la loi juive, mais tu ne vois pas de quelle façon cela est possible.
- Tu te demandes s’il existe un bonheur dans ce monde. En tous les cas, tu ne le perçois pas dans le cadre de la Torah, si ce n’est en se déconnectant de ce monde, en partant étudier à plein temps la Torah, en aspirant à ne profiter du fruit de ce labeur que dans le monde futur, et non dans ce monde ; démarche qui ne te parle pas personnellement.
- Enfin, malgré le fait que tu tiennes à respecter la Torah et cherches à progresser, tu aimerais bien comprendre le sens de la vie, les desseins de D.ieu dans Sa création.
Commençons par le début :
D.ieu nous a créés en assemblant en nous deux forces contraires : une matérielle, qui désire tous les plaisirs de ce monde et l’autre spirituelle qui, elle, n’aspire qu’à de la spiritualité. Celui qui écoute ses pulsions physiques et les satisfait en ressent du plaisir, des ''kiffs'' pour reprendre tes termes. Seulement il ne peut ressentir de véritable bonheur dans la mesure où son âme n’y trouve pas son compte. Si lorsqu'on est jeune, on arrive à étouffer cette voix de la conscience et ''s’éclater'', très vite on ressent un sentiment de vide existentiel qui ne nous laisse pas tranquille.
D’un autre côté, contenter notre Néchama en faisant fi de nos besoins physiques ne marchera pas non plus, et notre corps matériel finira par se révolter pour réclamer sa nourriture. Le cas d’étudiants à plein temps qui n’aspirent qu’au monde futur est, pour la plupart des gens, utopique et ne tient pas la route toute une vie. En vérité, ces personnes trouvent dans l’étude de la Torah une satisfaction intense, dans ce monde-ci, qui leur permet de surmonter le manque d’argent, ou l’absence de plaisirs comme des voyages, des vacances coûteuses, des changements de meubles, d’habits, ou de voiture, etc. Bien sûr, le salaire dans le monde futur aide à renforcer ces choix, mais ne peut constituer l’unique stimulant à ce genre de choix de vie.
L’idéal est, évidemment, de contenter l’âme et le corps simultanément, ce qui peut paraître impossible (d’ailleurs certaines pratiques religieuses étrangères au judaïsme prônent un détachement de la matérialité au profit de la spiritualité, car ils les perçoivent comme deux voies pratiquement contradictoires). C’est là qu’intervient la révélation du Mont Sinaï, au cours de laquelle D.ieu nous propose la Torah, qui constitue le code de la vie contentant à la fois l’âme et le corps. Ainsi, on peut manger et boire tout ce que l’on désire, à condition de respecter les lois de Cacheroute, et prononcer les bénédictions lors de la consommation. Les jours du Chabbath et de fêtes, sont appelés ‘Oneg (délectation) et jours de Sim’ha (joie). On s’habille comme on le désire, dans la mesure où ce vêtement n’est pas composé de laine et de lin (Cha’atnez), qu’il respecte les lois de pudeur et ne représente pas des coutumes de païens. Un homme et une femme s’unissent quand ils le désirent, après s’être mariés et lorsque la femme est pure. Il n’y a aucune restriction de la loi concernant l’achat d’une belle maison, d’une belle voiture, ou le fait d’accomplir de beaux voyages, à condition qu’il ne se pose pas dans ces choix, des problèmes de loi (milieu immoral, Cacheroute inexistante, etc.)
En fait, la Torah vient juste mettre des barrières à notre utilisation de ce monde pour ne pas glisser dans la faute qui viendrait souiller notre âme, mais n’interdit pas de profiter de ce monde. D’un autre côté, les Mitsvot positives (étude de la Torah, prière, ‘Hessed, Téfilines, Loulav, Souccah, Matsot,…) viennent nourrir notre âme de spiritualité, et apportent au croyant une plénitude dans ce monde. C’est ainsi que se trouve la clé du bonheur dans ce monde, car on parvient à réaliser la ''paix'' entre les besoins du corps et l’élévation spirituelle. On parvient alors à une communion avec D.ieu, qui est le sentiment le plus fort que peut ressentir l’homme dans ce monde.
L’époque moderne a rendu aux Juifs pratiquants le respect de la loi compliquée. Les études permettant d’apprendre un métier et de l’appliquer, les activités artistiques, sportives et culturelles, ont lieu souvent dans un milieu débauché et non-croyant. Or, l’homme est dans sa nature influençable, et pour éviter de transgresser, il se retrouve souvent obligé de s’abstenir et en ressent en conséquence un sentiment de frustration. C’est ton cas, Raphaël, puisque tu te retrouves souvent seul, à t’ennuyer, ne pouvant t’amuser avec tes camarades dans la mesure où leurs plaisirs ne sont pas cohérents avec la loi juive.
La solution est de partager la vie avec des Juifs qui ont les mêmes aspirations spirituelles que toi. Dans ce cas là, tu pourras jouer, sortir, partager, réaliser beaucoup de projets avec ces personnes, sans crainte de te retrouver dans des dilemmes frustrants, puisque tous prennent en considération le respect de la loi et y cherchent des solutions. De même, tu dois chercher un cadre scolaire ou universitaire (que l’on trouve plus facilement en Israël ou aux EU), conçu par des personnes pratiquantes dans lequel on a mis l’accent sur le respect du Judaïsme. (J’ajouterais, entre parenthèses, qu’il serait bien aussi de faire l’expérience d’une année de Yéchiva qui te permettra de te construire dans ton judaïsme et te donner des forces pour l’avenir). Quand tu feras le choix de ta future compagne pour la vie, tu rechercheras avant toute autre considération qu’elle possède les mêmes aspirations spirituelles que les tiennes. Il sera aussi nécessaire de vivre dans une communauté pratiquante, avec laquelle tu trouves des affinités. Car le seul moyen possible pour respecter la Torah, sans être tout le temps en dilemme, c’est de se lier avec des personnes de même aspiration.
Pour ce qui est du sens de la vie et des raisons de la Création :
Il ne nous est pas possible de percer D.ieu dans Son entité, mais uniquement de la façon dont Il Se dévoile à nous. Même de parler de la bonté du Créateur, ne représente qu’une facette de D.ieu et non Sa véritable identité qui est au-dessus de notre entendement. Le dessein de D.ieu dans la création tel qu’il nous a été révélé, est, comme tu le rapportes, d’octroyer à l’homme de Sa bonté. Cette bonté, on l’obtient en observant Ses commandements et en s’attachant à Lui (''dévoiler D.ieu dans ce monde'' va dans le même sens, à savoir montrer par notre attitude qu’il est possible de respecter Ses lois dans un monde matériel et opaque). Ce sujet fait partie des enseignements profonds de la Torah, et certains Rabbanim exceptionnels comme le Ram’hal ont essayé de nous les présenter de manière proche de notre entendement (Cf. Dérekh Hachem).
En conclusion, cher Raphaël, tes questions sont de vraies questions, qui sont posées par nos Sages, et j’ai essayé de t’y apporter mon humble compréhension. Mais sache que les dilemmes auxquels tu es confronté sont en réalité la véritable épreuve du Juif moderne. En effet, de nos jours, nous n’avons aucune difficulté à croire en D.ieu, car toute la science le prouve. Toutes les idéologies qui ont éloigné le Juif de sa tradition se sont effondrées. On connaît aujourd’hui un engouement sans précédent pour l’étude de la Torah. Notre défi, c’est de parvenir à concilier la réalité dans laquelle on évolue, qui est imprégnée de laïcité, d’immoralité et d’indécence, avec la voie de la Torah qui est celle de la pureté. Je t’ai indiqué le moyen afin de réussir à gérer cette problématique, mais cela restera malgré tout un travail incessant, jusqu'à la venue du Délivreur, pour très bientôt, Amen.