Igal : Bonjour Monsieur le Rabbin, dites-moi, trouvez-vous normal que les ultra-orthodoxes en Israël ne fassent pas l’armée alors qu’ils profitent eux aussi pleinement de l’État d’Israël ?
Le Rav : Tu formules une seule question, mais en réalité tu en poses deux qu’il faut bien distinguer. La première est “Pourquoi les ultra-orthodoxes ne font pas l’armée ?” ; la seconde est ”Quel est leur apport au sein de la société israélienne ?”, de l’État si tu préfères. C’est bien cela ?
Igal : Oui, sur ces deux points, les ultra-orthodoxes ne sont pas en règle selon moi, ils ne défendent pas leur pays et ne participent pas à l’activité économique.
Le Rav : Permets-moi de répondre à ta deuxième question avant de revenir à la première.
Tu prétends que les ultra-orthodoxes ne contribuent pas à l’économie de la société israélienne. Pourtant, en avril 2019, un sondage officiel effectué par le ministère de l’économie publie ses résultats concernant les différentes couches sociales dans le monde du travail, soulignant les différences du monde laïc avec celui du monde ultra-orthodoxe, et pour 71,1% de travailleurs actifs chez les hommes du monde laïc, il y avait 51,9% chez les ultra-orthodoxes du même sexe. Chez les femmes, l’écart est encore plus mince avec 67,5% chez les femmes laïques pour 61,8% chez les femmes ultra-orthodoxes (1). Si bien que plus de la moitié des ultra-orthodoxes travaillent.
En outre, tous (y compris ceux qui ne travaillent pas) payent leurs impôts, la TVA, leurs taxes foncières. De plus, en Israël, les plus grandes associations d’aide aux nécessiteux et de services en tous genres ont été en grande majorité créées et sont dirigées par des ultra-orthodoxes comme « Yhoud Hatzala » qui porte une assistance médicale de premiers soins chaque année à plus d’un quart de million de personnes, grâce à ses 3000 bénévoles toujours en nombre croissant. L’économie que cette association procure à l’État chaque année se chiffre en millions de shekels. Dans le top 5, il y a aussi « Yad Sarah » avec son assistance médicale qui vient en aide à plus de 500 000 personnes par an (2). De même pour « Ezer Mitsion », « Yad Eliézer », « ’Hasdé Naomi », « Ezra Lamarpé », la fameuse « Zaka » et d’autres encore qui font faire des économies à l’État, ces économies se chiffrant en centaines de millions de shekels…
Igal : D’accord, ils travaillent, mais pourquoi ne servent-ils pas leurs pays comme tout le monde ? De plus, les soldats mettent leur vie en danger et permettent aux étudiants de Yéchiva de continuer à étudier tranquillement la Torah…
Le Rav : Les soldats sont très appréciés dans le monde des Yéchivot et par les Rabbanim ; leur courage est salué à chaque occasion. D’ailleurs, l’actuel Roch Yéchiva de Poniovitz, le Rav Guerchon Edelstein qui succéda au Rav Steinman - de mémoire bénie - dans la direction générale du monde des Yéchivot déclara un jour : “Même un ‘Hiloni (non pratiquant) qui ne respecte pas les Mitsvot, s’il met sa vie en danger à l’armée pour sauver/protéger les autres « Mitokh Ahavat Habriot », parce qu’il aime son peuple, il a part au 'Olam Haba… Si un ‘Hiloni est prêt à sacrifier sa vie pour protéger les autres plus que ce qu’un ‘Haredi (religieux orthodoxe) le serait, ce ‘Hiloni est plus grand que ce ‘Harédi (3).”
Ces propos ont été tenus en public par le chef spirituel de la génération, donc à part une infime minorité d’extrémistes (comme il y en a partout), la majorité du monde de la Torah porte les soldats en haute estime, malgré les clichés véhiculés par certains médias… Et même ces petits groupuscules minoritaires s’arment quasiment tous de leurs Téhilim pour prier pour les soldats lorsqu’une guerre éclate en Israël, à D.ieu ne plaise.
Igal : Pourquoi ne défendent-ils pas leurs frères en intégrant Tsahal alors ?
Le Rav : C’est là que se trouve le cœur du débat ! Les ultra-orthodoxes sont convaincus qu’ils servent leur peuple non moins bien que leurs frères sur le front lorsqu’ils sont derrière leurs livres d’étude à décortiquer les paroles complexes du Talmud. Ne t’imagine pas, mon cher Igal, lorsque je dis qu’ils sont convaincus, que je les prends pour des idéalistes coupés de la réalité. Leurs convictions viennent tout droit de la Torah elle-même !
Igal : La Torah dit qu’il ne doit pas y avoir d’armée en Israël ?
Le Rav : Loin de là ! La Torah dit qu’il est nécessaire qu’il y ait une armée en Israël, mais la Torah dit qu’il est tout autant nécessaire qu’il y ait des gens qui étudient la Torah, lorsque d’autres s’en vont faire la guerre (4). C’est en réalité un enseignement explicite du Midrach sur le verset qui parle de mise en place des bataillons de l’armée d’Israël par Moché Rabbénou : « Mille par tribu, mille pour chacune des tribus d'Israël, seront désignés par vous pour cette expédition. » (Nombres 31, 4). Le Midrach affirme que pour chaque division de mille hommes qui partaient en guerre, milles autres restaient au campement pour soutenir leurs combattants par l’étude de la Torah ou par les prières (5).
Et les sources ne manquent pas pour souligner que l’étude de la Torah est une condition sine qua non de la victoire à la guerre en ce qui concerne le peuple juif. Les Sages ont justement posé cette question : « Par quel mérite nos pieds se sont-ils tenus (ont-ils triomphé) durant la guerre ? Grâce aux portes de Jérusalem (les étudiants) qui s’adonnaient à l’étude de la Halakha. » (6)
C’est pour cela que lorsque tu demandes à un orthodoxe “ne veux-tu pas participer au maintien de la paix dans le pays ?”, il se tourne vers la Torah qui est son maître à penser et lit : « Si vous vous conduisez selon Mes lois, si vous gardez Mes préceptes et les exécutez », c’est-à-dire l’étude de la Torah comme le souligne Rachi sur place (7). “La paix est assurée par D.ieu en personne : 'vous demeurerez en sécurité dans votre pays' ; y a-t-il plus belle promesse que celle-là ?”, vous répondra-t-il.
En somme, Igal, ce débat est un débat théologique plus que politique. La question est de savoir combien de poids nous accordons aux textes sacrés, et combien nous sommes convaincus de leur véracité. Pour cela, les orthodoxes remportent la palme d’or !
La Torah nous met en garde de ne pas nous comporter comme les nations du monde à plusieurs endroits, tant pour ne pas perdre notre héritage spirituel, que par le fait que cela ne fonctionnerait pas pour nous. Nous sommes un peuple dont l’état spirituel définit le statut matériel. Une grande et puissante armée qui ne serait pas soutenue par une autre puissante armée spirituelle ne serait d’aucune utilité pour Israël. Des rois comme Salomon ou ‘Hizkiya l’avaient bien compris lorsqu’ils “enrôlèrent” des étudiants en Torah et qu’ils les associèrent aux bataillons de ceux qui partaient guerroyer sur le front (8). Ce furent les périodes les plus abondantes qu’Israël n’ait jamais connues…
Mais, comme toute Mitsva, celle d’étudier la Torah pour protéger son pays est à placer à sa juste proportion et à intégrer dans les normes de la Hichtadlout, c’est-à-dire l’effort matériel à fournir pour être digne de recevoir la bénédiction divine, sans déséquilibrer les voies du libre arbitre. Ainsi, l’armée est une Mitsva, l’étude de la Torah en est une - la plus grande de toutes ! - et tous deux se combinent pour protéger le peuple d’Israël dont les règles sont très différentes de celles des autres peuples.
(1) https://www.cbs.gov.il/he/publications/DocLib/2019/lfs17_1746/h_print.pdf
(2) https://judaism.walla.co.il/item/2811597
(4) Midrach Rabba Paracha 22, chapitre 3
(5) Sanhédrin 94b
(6) Makot page 10
(7) Lévitiques 26 , 4-5
(8) Traité Chavou'ot