La Guémara, dans le traité Berakhot (page 32), nous enseigne que quatre choses nécessitent un « renforcement perpétuel ». L’une d’entre elles est l’étude de la Torah, avec laquelle il nous est essentiel d’entretenir un état de ferveur. Au fil des siècles, plusieurs aspects de l’étude de la Torah ont été mis en avant par les commentateurs de la liturgie juive, dans le but de sensibiliser à sa valeur suprême – la proximité avec le divin qu’elle offre à l’étudiant, la bénédiction qu’elle suscite, la sainteté qu’elle répand... – des raisons toutes plus attrayantes les unes que les autres. Chacun a la possibilité de s’attacher à la Torah selon sa sensibilité.
J’aimerais m’attarder sur un aspect différent de l’étude, plus pragmatique : la construction intellectuelle que l’étude de la Torah offre à l’étudiant.
Lorsque l’on parle d’étude de la Torah, on parle avant tout de l’étude du Talmud. Le Talmud, ce corpus de livre épais de plus de 2800 pages écrites en araméen, qui traite de l’analyse des enseignements de la Michna au travers des discussions et des controverses entre les différents Sages.
Penchons-nous un peu plus sur ce livre sacré qui est étudié depuis plus de 1500 ans par les Juifs du monde entier.
Qu’est-ce que le Talmud ?
Le Talmud est l’analyse des enseignements des Sages de la Michna éditée par Rabbi Yéhouda Hanassi et les Sages de sa génération du temps de l’empereur Antonin, quand les Juifs jouissaient d’un semblant de tranquillité de la part de leurs persécuteurs… Rabbi Yéhouda, voyant que l’exil faisait rage et que la sagesse s’amenuisait, décida de compiler tous les enseignements oraux qui se transmettaient jusqu’alors de maître à élève depuis le don de la Torah au mont Sinaï. Écrite de manière succincte pour faciliter son apprentissage et sa révision inlassable, la Michna fut achevée au début du IIIème siècle. Les enseignements de la Michna couvrent toutes les lois de la Torah écrite, comme une sorte de décodeur de la Bible dont l’information est souvent insondable. Ce fut trois siècles plus tard qu’apparut le Talmud de Babylone. Le Talmud, ou Guémara en araméen, représente l’ensemble des discussions des Sages traitant de l’analyse des enseignements de la Michna.
Rédigé par Ravina et Rav Achi, le Talmud compile tous les enseignements explicatifs de la Michna qui traversèrent les différentes écoles d’analyse des Sages d’Israël pendant plus de trois siècles. Le Talmud fut admis par l’ensemble de la communauté juive comme étant l’autorité suprême en matière de loi juive et personne n’a la légitimité de s’y opposer.
Mais, au-delà de faire office d’autorité suprême en matière de loi juive, le Talmud est aussi le maître à penser du peuple. Il transmet une façon de penser qui lui est bien propre et forme l’étudiant à réfléchir à sa façon.
Comment le Talmud façonne-t-il l’esprit ?
Le Talmud n’est pas rédigé de façon académique où les différentes lois sont annotées les unes aux côtés des autres, façon Dalloz.
Il s’agit de la retranscription de discussions vivantes de Sages ayant débattu sur un sujet donné, chacun argumentant selon des principes de démonstration logique pour prouver ses dires et réfuter à l’occasion ceux de son confrère. L’étudiant est donc amené à comprendre un intervenant en épousant sa logique et les preuves qu’il avance, toutes fondées et démontrées, puis en vient à comprendre son opposant et les preuves qu’il avance, toutes aussi logiques que son prédécesseur. Par cela, l’étudiant acquiert une flexibilité intellectuelle nécessaire à comprendre chacun des avis, qui pourtant sont contraires.
Ensuite, l’étudiant se familiarise avec le style analytique du Talmud, un style critique et cartésien cherchant la source de chaque enseignement. Lorsqu’un Sage énonce un enseignement, la Guémara demande systématiquement (si elle n’en connaît pas la source) “Ména Ané Milè”, “d’où viennent ces paroles ?” L’étudiant se forme à chercher la racine de chaque chose et ainsi à connaître l’authenticité de chaque information qui lui est soumise.
Le Talmud est aussi rempli de raisonnements par l’absurde, dont le but est de démontrer la véracité d’une information “Déi Salka Déatakh”, “S’il te venait à l’esprit que, alors…” L’étudiant est confronté à des raisonnements qui visent à démontrer la véracité d’une information, en la manipulant de sorte à démontrer son authenticité par le fait de prouver qu’elle ne peut être interprétée différemment. L’étudiant acquiert grâce à cela des outils de persuasion et d’analyse scientifique.
Le Talmud est soucieux de comparer les enseignements entre eux pour qu’il ne se trouve aucune contradiction. Et une des façons de réfuter une information est son opposition avec une information préalablement validée : Kachia, Tiouvta, Métivé, toutes ces expressions sont des formes d’objections. Ainsi, l’étudiant acquiert une cohérence dans le raisonnement et la pensée et soumet continuellement l’homogénéité de ses réflexions entre elles.
Le Talmud est aussi très pointilleux concernant l’analyse de la syntaxe et le sens des mots employés. Il met un point d’honneur à soumettre scrupuleusement les enseignements déduits aux mots employés dans une tournure de phrase pour les comprendre et réfute même les enseignements qui ne respecteraient pas la syntaxe d’une phrase. “Dayka Nami Hakhi” ou “Dayka Nami” sont des expressions visant à préciser un enseignement en le mettant en corrélation avec les mots qui sont utilisés pour l’exprimer. L’étudiant s’habitue à parler avec précision et à analyser rigoureusement la syntaxe d’une phrase avant de débuter son analyse.
Le Talmud est également réputé pour son sens de la définition des choses. Après être remonté à la source d’un enseignement, et l’avoir soumis aux règles de l’analyse rationnelle, le Talmud s'évertue à le définir en le synthétisant. “Klalo Chèl Davar”, “la règle est la suivante”. L’étudiant s’habitue ainsi à synthétiser les informations dans son esprit et à les classer selon leur catégorie.
Le Talmud cherche toujours la logique d’un enseignement, sa compréhension profonde et son mécanisme. “May Kassavar”, “Quelle est la raison de sa pensée ?” L’étudiant s’habitue à discerner l’intention et la logique de tout enseignement auquel il est confronté.
Il y a encore beaucoup d’autres mécanismes de pensée que le Talmud fait acquérir à ses étudiants, je n’ai fait qu’énoncer les plus connus. À force d’étudier les pages complexes du Talmud, l’étudiant fait l’acquisition de ces modes de réflexion et ces mécanismes de pensée lui deviendront naturels.
L’étude du Talmud fait à terme acquérir à l’étudiant un mode de réflexion logique et cartésien. Il peut l’appliquer dans tous les domaines de son service divin, que ce soit concernant sa foi qu’il soumet irrémédiablement à la raison, jusqu’à ses traits de caractère qu’il analyse avec rigueur, ainsi que son rapport avec autrui qu’il décompose avec les meilleurs outils de réflexion.
Mais cet esprit analytique offert par le Talmud s’applique également dans la vie de tous les jours de l’étudiant. Il analyse chacune des situations avec des mécanismes de réflexion sains, soumis au raisonnement logique, et peut bénéficier d’une plus grande réussite dans les domaines séculaires. Sa Hichtadlout – l’effort d’investissement requis dans ce monde-ci – s’en voit grandement optimisée.
Au niveau de l’équilibre psychologique d’une personne également, le Talmud et sa façon rationnelle d’aborder la réalité ainsi que les mécanismes de pensée cartésiens qu’il octroie à l’étudiant, sont un gage d’une psyché harmonieuse.
Mais le Talmud, c’est aussi une approche théologique et philosophique des voies de la directive divine en posant les questions les plus inattendues. Elle habitue l’étudiant à être impartial dans sa recherche de la vérité.
En somme, ce n’est pas pour rien que le Talmud fut unanimement admis par l’ensemble de la communauté juive de toutes les générations. Il est l’éducateur du peuple juif, et les commentateurs et décisionnaires n’ont fait que s’inspirer de lui pour analyser à leur tour les textes sacrés.
Aujourd’hui encore, toutes les Yéchivot – les centres d’étude de la Torah – l’utilisent comme formateur de l’esprit des étudiants, et chacun y trouve une inspiration intellectuelle qui va le porter tout au long de ses diverses études. Car, que la personne se tourne vers la Halakha, le ‘Houmach, le Moussar ou la ‘Hassidout, l’esprit talmudique est indispensable à chaque Juif pour aborder convenablement les différents types d’enseignements de Torah. Mais il est aussi nécessaire à chaque Juif pour accomplir de la meilleure façon qu’il soit son service divin.