Récemment, mon fils aîné est arrivé à l’âge de la Bar-Mitsva. Environ un an avant le jour J, j’ai commandé pour lui des Téfilines chez un Sofer, un scribe animé de la crainte du Ciel. Un mois avant, j’ai acheté deux belles pochettes, une petite pour les Téfilines portant le nom de mon fils brodé, et la seconde plus grande, arborant aussi son nom.
Si vous me demandez pourquoi deux pochettes, en voici la raison : en dehors des Téfilines, je lui ai acheté également un Talith, comme c’est l’usage dans notre famille [Ndt : en effet, chez les Ashkénazim, l’usage est de porter le Talith uniquement après le mariage].
Lors du Chabbath Bar-Mitsva, avant la prière du matin, je l’ai enveloppé du Talith avec une grande émotion, et soudain, sans m’y être préparé, j’ai éclaté en pleurs. Personne de mon entourage n’a compris la raison des mes pleurs, et le jeune homme Bar-Mitsva était tout aussi perplexe. Je ne suis pas considéré comme un homme qui exprime ses sentiments, et aucun de mes enfants ne m’a jamais vu pleurer.
Je murmurai à mon fils que mon émotion et mes pleurs étaient liés à une histoire que j’allais lui raconter après la prière.
Et en effet, à l’issue de la prière et du Kiddouch, en attendant le repas de famille, je m’assis entouré de mes enfants et leur racontai l’histoire qui m’accompagne depuis de longues années, l’histoire du Talith.
* * *
J’ai étudié dans l’un des Talmud-Torah les plus prestigieux de ma ville. J’ai toujours été considéré comme un bon garçon, assidu et sociable. J’obtenais de bonnes notes, j’avançais dans mon étude et en gros, j’étais heureux et tout le monde était satisfait de moi.
A l’issue de la classe de quatrième, mes enseignants me dirigèrent vers l’une des meilleures Yéchivot Kétanot. Accompagné de cinq de mes amis, je me préparai activement à l’examen d’entrée et je fus admis sans difficulté.
Trois ans s’écoulèrent dans cette Yéchiva, et je passais de l’état d’enfant à celui d’adolescent, et enfin de vrai jeune homme.
A la Yéchiva, j’avais l’habitude de m’envelopper de mon Talith comme c’est la coutume dans ma famille. Cela ne me posait aucun problème, car j’avais fêté ma Bar Mitsva lorsque j’étais au Talmud-Torah, et les enfants avec lesquels j’avais étudiés au Talmud Torah s’y étaient habitués et je ne faisais plus attention à cette différence entre nous, au fait que je m’enveloppais d’un Talith alors que ce n’était pas leur cas (de plus, un autre élève du Talmud Torah s’enveloppait aussi du Talith, et il n’y avait aucune raison particulière d’y faire attention).
Comme j’étais l’un des deux meilleurs élèves du cours (je m’excuse du manque d’humilité de mes propos), à l’approche de la fin de la Yéchiva, mes maîtres me dirigèrent, ainsi que mon ami, vers l’une des meilleurs Yéchivot Guédolot du pays. Nous y passâmes l’examen d’entrée et fûmes admis aisément.
Je me réjouis que mon ami ait été également reçu, pour ne pas devoir affronter seul la coutume de porter le Talith dans la nouvelle Yéchiva, mais ma joie était prématurée. A ma grande surprise, mon ami décida de se rendre dans une autre Yéchiva, tout aussi excellente, et je suis resté le seul de ma classe à me rendre dans l’établissement où j’avais été accepté.
Je pris la chose assez aisément, bien que cela fût assez douloureux pour moi de me rendre seul dans un endroit inconnu, mais au moins je me connaissais et savais que je n’avais jamais eu de problème pour m’intégrer socialement. Je savais que cela serait plus difficile, au moins au début, mais je n’ai jamais reculé devant les difficultés.
Plus le mois d’Eloul (la rentrée) approchait, plus je commençai à m’imaginer la Yéchiva réputée où j’avais été reçue, et soudain je pensai qu’il pourrait y avoir un problème.
Au départ, je repoussai cette pensée, mais plus je m’imaginais la situation, plus je me sentais soudain mal à l’aise, et ce sentiment ne fit que grandir de jour en jour jusqu’à devenir une oppression véritable.
Le Talith.
* * *
Je m’imaginais parmi les centaines d’élèves de la Yéchiva priant en costume et chapeau, et moi - avec le Talith. Je savais que par là, je serais différent des autres et je ne voulais pas me démarquer.
Vous me demanderez pourquoi je n’ai pas ressenti la même chose pour la Yéchiva Kétana ? D’après moi, c’est parce que je suis arrivé à la Yéchiva avec plusieurs de mes amis qui m’avaient connu du Talmud Torah avec le Talith. De mon point de vue, la Yéchiva Kétana était la suite directe du Talmud Torah, au moins d’un point de vue social, alors que là, je m’apprêtais à y aller seul, sans ami qui me connaissait, j’étais aussi un peu plus âgé et conscient des différences et des nuances de la société. J’ai honte de le dire aujourd’hui, mais à cet âge immature, respecter une coutume familiale était pour moi une épreuve difficile, si elle impliquait de se démarquer par rapport aux autres. Je sentais que le Talith allait me faire remarquer, et je n’y tenais pas du tout.
Plus le temps approchait, plus je commençais à ressentir une vraie crainte, et à un moment donné, ma décision mûrit - je comprends aujourd’hui à quel point elle était terrible : je ne mettrai pas le Talith à la Yéchiva. C’était une décision osée, mais de mon point de vue, je n’arrivais pas à penser à une autre solution.
Mais j’avais encore un obstacle de taille : comment pouvais-je faire part de ma décision à mon père ? Mon père est un vrai érudit en Torah, pointilleux sur les coutumes de ses pères sans en dévier. Je savais que ma demande le surprendrait et lui ferait de la peine.
Je n’osai pas lui en parler, j’étais constamment plongé dans ces pensées, stressé, comme un oiseau en cage.
Au final, c’est mon père qui engagea la conversation. Il me dit qu’il ressentait que quelque chose troublait ma tranquillité. Au départ, je niai en bloc, mais il fit pression sur moi jusqu’à ce que je lui avoue qu’il avait raison, mais je refusai de parler de ce qui me perturbait. Après de nombreuses tentatives de persuasion, et de promesses qu’il ne serait pas blessé, je lui confiai que le problème du Talith me pesait beaucoup, que je ne pouvais me voir différent des autres. Je lui expliquai la différence entre la Yéchiva Kétana et la Yéchiva Guédola et je lui avouai que je ne savais pas quoi faire, mais que j’étais vraiment troublé par cette question.
Mon père fit de grands efforts pour masquer ses sentiments, mais je vis que cela lui faisait beaucoup de peine. Il ne savait pas quoi me répondre. Au départ, il pensa à me rassurer en m’expliquant que c’était un sentiment désagréable qui ne durait que quelques minutes, et qu’on s’y habituait, mais je ne lui répondis même pas. Je gardai un silence pesant, qui lui pesa encore plus que moi.
Il m’annonça alors qu’il consulterait un Rav et m’indiquerait comment agir.
* * *
Deux jours plus tard, il me rappela. Il m’expliqua que ce n’était pas si simple d’abandonner l’injonction de : « Ne délaisse pas la Torah de ta mère », mais il avait consulté un Rav qui avait compris mes craintes, tout en estimant avec mon père que cette peur était infondée ; je pouvais cesser de mettre le Talith, à condition que je le remette dès l’instant où cela redevenait possible d’un point de vue psychologique.
En entendant ces propos, j’en fus très soulagé. En un instant, c’est comme si on m’avait retiré un immense poids ; je fis mes préparatifs en vue de la rentrée, poussé par une envie et une volonté hors du commun…
Bien que mon père ne tentât pas de me faire changer d’avis, je sentis qu’il souffrait, et c’était un point très douloureux pour moi. Mais comme dit, la peur des autres était beaucoup plus imposante, et je me tins à ma décision.
* * *
Dès les premiers jours, j’eus un mauvais sentiment. Je ne connaissais personne parmi les centaines de jeunes hommes et je ne réussis à entrer en contact avec aucun d’eux.
Mes trois compagnons d’étude étaient des jeunes hommes très réservés et peu sociables, et plus les jours passaient, plus je voyais autour de moi des élèves parler entre eux, rire, et moi… j’étais transparent.
Je pensais que c’était un mauvais rêve qui allait passer. Moi, qui était un jeune homme sociable, intéressant, érudit, soudain je n’intéressai plus personne, et pire, je n’arrivai pas à trouver le courage d’engager la conversation avec l’un d’eux.
De plus, un jour, je pris mon courage à deux mains et je m’approchai de deux élèves avec qui j’essayais d’engager la conversation. Il s’avère que mon timing était complètement raté. Ils étaient plongés dans une conversation et je suis venu vraiment au mauvais moment. Ils me répondirent laconiquement par « oui » et « non », et ils se sont dépêchés de terminer la conversation avec moi.
A partir de là, la chute a été facile et rapide. Au bout de quelques semaines, j’ai développé un manque de confiance en moi, des craintes et des peurs, et le désir de disparaître et de m’enfuir de la Yéchiva.
Je réfléchissais : où était passé l’élève joyeux, sûr de lui, plein de confiance en lui ? Je ne savais pas comment j’en étais arrivé là.
Cette période d’Eloul s’acheva, et je commençai les vacances d’humeur maussade. J’étais triste, craintif, une ombre de moi-même. Je n’avais jamais pensé qu’on pouvait éprouver de tels sentiments. Je rencontrai deux de mes anciens amis, et au bout de deux, trois phrases, ils me dirent : « Dis-moi, qu’est-ce qui se passe ? Tu n’as pas trouvé ta place à la Yéchiva ? ». De cette manière, sans prendre de gants, on me dit la vérité en face.
Pendant la fête de Souccot, je décidai de me rendre à Jérusalem, au Kotel.
* * *
C’était un jour où les fidèles étaient extrêmement nombreux. Je me trouvai un petit coin, et je m’épanchai en prière devant le Maître du monde. Pourquoi cela m’est-il arrivé ? J’étais venu avec les meilleures intentions pour réussir et m’élever dans l’étude et la Crainte du Ciel, et tout s’écroulait devant moi. Que dois-je faire, demandai-je.
A un moment donné, j’étais plongé dans mes pensées et je décidai de procéder à une introspection : qu’est-ce qui avait pu me conduire à une telle situation ?
On annonça alors la « Bénédiction des Cohanim ». Je reculai en arrière, et j’assistai à la célèbre scène de centaines de Cohanim qui se recouvrent du Talith et bénissent le peuple juif.
Le Talith…
* * *
C’est ça, pensais-je. Si je dois tracer une ligne entre le passé et le présent, entre ma vie réussie jusqu’à la Yéchiva Guédola, et la vie terrible qui a suivi, une chose les distingue : le Talith. Même sans comprendre les calculs Divins, il y a là un si grand changement, intervenu après un changement des plus extrêmes de ma part - auquel on est obligé de prêter attention.
Bien entendu, je pensais à remettre le Talith, mais une seconde pensée m’arrêta. « C’est exactement ce qui me manque dans ma situation actuelle, que soudain je me mette à m’envelopper du Talith. Si j’avais une faible chance, alors… »
Je décidai alors que les chances ne m’intéressaient pas. J’avais commis une erreur. J’avais renoncé au Talith et m’étais détaché de mes traditions, j’avais fait de la peine à mon père et aussi, semble-t-il, à mon Père céleste. Il fallait absolument que je répare cette erreur, sans calculer, de plus je savais que ma situation ne pouvait être plus grave que ce qu’elle était.
J’annonçai ma décision à mon père. Je vis qu’il en fut très heureux, son visage rayonna de bonheur. Avait-il compris ce qu’il s’était passé ? Même si c’était le cas, son visage n’en trahit rien.
* * *
C’était la reprise à la Yéchiva, et j’arrivai à la prière du matin avec mon Talith.
Si je redoutais les regards étonnés des élèves, mes craintes se dissipèrent, il s’avère qu’ils n’avaient pas fait attention à moi jusque-là, et que personne n’avait remarqué que je ne portais pas le Talith auparavant…
La prière se déroula normalement, ce fut la ‘Amida et la reprise par l’officiant. Vers la fin de la reprise, un élève s’approcha de moi en me tapant sur l’épaule et me demandant : « Nou ? »
C’était la première fois qu’on s’adressait à moi depuis mon arrivée à la Yéchiva.
« Nou, Nou ? », demandai-je à mon tour.
Il fit un geste des mains en direction de mon Talith et répéta : « Nou ? »
Je ne compris pas ce qu’il voulait, mais il avait reçu une réponse. Il prit le Talith et courut en direction de l’Arche sainte.
C’est alors que je compris. C’était un Cohen qui avait emprunté le Talith pour la « Brakha des Cohanim ».
Il revint à la fin de la reprise par l’officiant, me le remit en mains propres et me remercia sincèrement.
Le jeudi, lors de la lecture de la Torah du matin, deux des trois élèves montant à la Torah demandèrent également à m’emprunter le Talith.
A Chabbath, ce nombre arriva à quatre.
Une vraie révolution eut lieu.
Ils ne me remerciaient pas toujours, et ne me demandaient pas toujours la permission, mais ils s’approchaient de moi, prenaient le Talith tout naturellement et me le rendaient. Lorsque quelqu’un vous emprunte quelque chose, il vous est en quelque sorte lié. Il entre en communication avec vous, même juste avec les yeux. Il vous donne le sentiment d’exister, vous êtes demandé, et ensuite, lorsqu’on le rencontre à la salle à manger, il vous dira bonjour, car il vous connaît. Non seulement vous connaît-il, mais il vous a emprunté un objet.
Au bout d’un mois, pratiquement tous les élèves m’avaient emprunté le Talith, et la majorité des élèves de la Yéchiva avaient communiqué avec moi et m’avaient remercié, puis salué à la salle à manger. Un élève comme moi n’avait pas besoin de plus, et de fil en aiguille, ils remarquèrent que j’avais bien plus à leur offrir qu’un Talith à emprunter. En peu de temps, je redevins l’élève sociable, aimé, et intégré que j’avais toujours été.
Je m’intégrai à la Yéchiva de manière exceptionnelle, à tous les niveaux. Après cinq ans d’étude, à l’âge de vingt-deux ans, j’eus le privilège de rencontrer un très bon parti. Je me mariai, et quatorze ans plus tard, j’ai eu le mérite de voir mon fils aîné célébrer sa Bar-Mitsva, et dans ce cadre, de s’envelopper du Talith, sans aucune difficulté.
« Vous comprenez désormais mes pleurs, lorsque je l’ai enveloppé du Talith ? », demandai-je à mes enfants.
Leurs yeux emplis de larmes m’indiquèrent qu’ils avaient très bien compris, et qu’aucune explication supplémentaire n’était nécessaire.
Ils m’indiquaient autre chose. A mon avis, j’étais le dernier de la famille à avoir pensé abandonner le Talith. A abandonner les coutumes de mes ancêtres.