La paracha Béhalotekha comporte une anomalie que les Sages n’ont pas manqué d’interpréter. En effet, l’un de ses versets est à la fois précédé et suivi d’une lettre « Noun » inversée. Conclusion : l’exil aussi est écrit en lettres carrées…
Les sept livres de la Torah
Comme l’explique le commentateur « Na’halat Yaacov » sur la 1ère Michna du chapitre 6 de la Massékhèt Sofrim dont les lois portent sur les règles à suivre pour l’écriture d’un Séfer Torah, ce passage de la paracha (chap. 10, verset 35) qui commence par ces mots : « Vayéhi biNesoa haAron… » (« Or, lorsque l'arche partait » jusqu’au mot « Israël ») doit être encadré entre deux lettres « noun » inversées, c’est-à-dire ouvertes vers la droite, et non vers la gauche.
Ainsi qu’il est dit dans le traité talmudique Chabbat, p.115/b : « Le Saint béni soit-Il a donné à cette paracha des signes distinctifs en haut et en bas, afin de nous enseigner que là n’est pas sa place. Rabbi dit : - Telle n’est pas la raison de ces signes ! Puisque c’est en vertu du fait qu’il s’agit là [sous-entendu dans ce verset de quatre-vingt-cinq lettres] d’un livre en soi, d’un livre de la première importance. S’il en est ainsi, quel avis suit cette affirmation de Rabbi Chmouel bar Na’hman au nom de Rabbi Yo’hanan, quand il dit : - Il est écrit « Elle a sculpté sept colonnes » (Michlé 9, 1), en contrepartie des sept Sifré Torah ? Elle suit l’avis de Rabbi. Et quel est le Tana qui s’oppose à l’avis de Rabbi ? Rabbi Chimon ben Gamliel, comme il est enseigné : - Dans le futur [sous-entendu quand toutes les détresses d’Israël auront disparu, Rachi] cette paracha sera retirée de ce passage et remise à son bonne place [c’est-à-dire dans la paracha qui décrit l’ordre des tribus au début de la paracha Bamidbar]. Et pourquoi fut-elle écrite ici ? Afin de séparer entre la première et la seconde cause de malheurs. Celle-ci, quand il est dit : « Le peuple affecta de se plaindre amèrement » (BéHaalotekha 11, 1) ; et la première, quand il est dit : « Et ils firent à partir du mont de l'Eternel, un chemin de trois jours » (BéHaalotekha 10, 33) ».
Il existe donc une discussion de fond entre Rabbi Chimon ben Gamliel et Rabbi sur la raison pour laquelle ce verset de quatre-vingt-cinq lettres est encadré de deux lettres « noun » inversées. Pour le premier, c’est là une allusion au fait qu’en vertu des malheurs qui se sont abattus sur le peuple juif dans le désert, malheurs qui sont le résultat de son attitude critiquable, l’écriture du Séfer Torah lui-même en garde des séquelles au point où ce passage ne se trouve pas « à sa place ». Pourtant, aux jours de la délivrance future, cette anomalie sera corrigée, et ce passage reprendra la place qui lui échoit à la fin des temps.
Pour Rabbi en revanche, ce verset qui s’ouvre et se ferme avec une lettre « noun » à l’envers constitue un livre à part entière. Si bien que le Séfer Torah ne comporterait pas cinq livres – comme nous avons l’habitude de les compter – mais sept, le livre Bamidbar devant être découpé en trois livres distincts.
Un livre gigantesque ouvert devant nous, mais dont nous ne possédons qu’un verset unique de quatre-vingt-cinq lettres
Dans cette discussion dont traite ici la Guemara – quant au minimum de lettres que doit comporter un Séfer Torah pour que, quelles que soient les conditions, nous soyons obligés de le sauver des flammes – la loi suit l’avis de Rabbi pour qui ce nombre minimal doit être précisément de quatre-vingt-cinq lettres, conformément au nombre de lettres qui composent ce verset circonscrit entre les deux lettres « noun » inversées. Or, Rabbi 'Haïm Yossef David Azoulaï (1724-1806), le ‘Hida (dans son livre Kissé Ra’hamim sur la Massekhet Soferim) enseigne par ailleurs que, pour les Mékoubalim (les érudits versés dans la science ésotérique), cette paracha « Vayéhi biNesoa haAron » constitue un livre gigantesque qui continue de s’écrire, mais dont nous ne possédons qu’un verset unique de quatre-vingt-cinq lettres.
Le livre des cheminements d’Israël
Ainsi, malgré l’exil, il n’y a aucune raison de croire que l’écriture de l’histoire du peuple juif telle est contée dans tout le Tanakh a cessé de s’écrire. Certes, en l’absence des prophètes d’Israël, nous ne possédons pas les clés nous permettant de lire les évènements de l’Histoire comme étant l’expression de la Providence divine. Pourtant, la Torah continue de s’écrire, à travers un récit qui ne nous est pas dévoilé. Ou, pour le dire autrement, ce dévoilement existe, mais il ne nous est pas donné parce que nous ne sommes pas susceptibles de l’accueillir, c’est-à-dire de nous en faire le réceptacle.
« Je vous emmènerai dans le désert des peuples »
Comme le souligne le verset : « Même dans le pays de leurs ennemis, Je ne les ai pas rejetés pour les détruire, pour renier Mon alliance » (Bé’houkotaï 26, 44), D.ieu dirige le monde et Il n’a jamais abandonné Israël. Mais cette providence divine ne peut pas se dire, aujourd’hui, dans les mots de la Torah. Car ce qui sans aucun doute nous manque encore, ce sont non seulement les outils pour comprendre les évènements de notre quotidien, mais aussi et surtout la force de caractère, on voudrait dire la émouna, nous permettant de vivre ces évènements à la hauteur de la Torah. Et pour cause : l’une des conséquences de l’exil aura été de nous rendre incapables de lire notre histoire comme un dévoilement de Torah !
Le prophète Yé’hezkel l'écrit au chapitre 20 : « Fils de l'homme, parle aux anciens d'Israël…Quand J’ai choisi le peuple d’Israël…, Je lui ai dit : Je suis l'Eternel votre D.ieu… Et Je les ai amenés dans le désert…Puis Je les ai emmenés au pays que J'avais juré de leur donner… Et je vous emmènerai dans le désert des peuples… Midbar haAmim ». En l’absence du Temple, ce lieu où se dévoilait le lien unissant D.ieu à son peuple, la présence du peuple juif dans l’exil constitue encore la traversée d’un désert (Midbar haAmim). Positivement, cela signifie aussi que le chemin nous conduisant vers notre futur, vers les temps messianiques, signifie nécessairement passer par le désert, ce lieu d’exil où l’assurance de notre survie est tributaire de notre confiance en D.ieu, c’est-à-dire de notre seule émouna (on se reportera aussi à notre texte : « La Torah du désert »).
Trois formes de cheminement dans le désert
Dans ce passage de la Guémara que nous avons cité, il y a donc pour Rabbi trois livres qui décrivent les pérégrinations du peuple juif dans le désert. Dans le livre qui porte ce nom : « Bamidbar », littéralement « dans le désert », on trouve d’une part les étapes (Massaot) parcourues par le peuple juif, une première partie faisant l’éloge d’Israël. Elle débute avec la sortie d’Egypte pour nous conduire vers le lieu où l’Eternel nous dirige : la terre d’Israël. Ici, il est question de notre grandeur et de l’ordre dans lequel progressent les tribus d’Israël en fonction des DeGaLim – un terme mal traduit en français par le mot « drapeau » alors qu’il vient du vocable GuiLouï, littéralement le dévoilement, car c’est à travers seulement sous cette forme harmonieuse et parfaite que sont les DeGaLim que le peuple juif unifié incarne la Gloire divine (Kvod Chamaïm).
Dans la deuxième partie du livre Bamidbar, nous sont racontées toutes les étapes évoquant les malheurs qui se sont abattus sur le peuple juif ; ici, le cheminement est sans ordre, anarchique, aux multiples détours, aux punitions dures et violentes, et ce, jusqu’au Livre de Devarim qui s’ouvre alors sur les reproches que Moché adresse aux enfants de la génération du désert !
Et enfin, au milieu de ces deux sections, entre les deux « nounim » inversés, on trouve ces quatre-vingt-cinq lettres décrivant le cheminement du Aron haBrit, l’arche d’alliance : « Lorsque l’arche partait, Moché disait : "Lève-toi, Eternel ! Afin que Tes ennemis soient dissipés et que Tes adversaires fuient devant Ta face". Et lorsqu’elle faisait halte, il disait : "Reviens siéger, Eternel, parmi les myriades des familles d’Israël !" ». Un troisième livre qui raconte la manière dont D.ieu conduit l’Histoire à travers l’exil d’Israël. Car, ce troisième livre, c’est celui du « désert des peuples » dont parle le prophète Yé’hézkel ; il a commencé depuis deux mille ans ne trouvera son terme qu’avec la délivrance du peuple juif.
Or, tout comme c’est dans le Aron haBrit, l’arche d’alliance, qu’est déposée la Torah, en l’absence du Temple, c’est-à-dire dans la paracha de l’exil, seule la garde et l’étude de la Torah font progresser le cheminement d’Israël au cœur de son exil, le désert, et ceux qui la portent, le peuple juif, sont désormais le Aron haBrit à lui-même !
Le sens de l’exil
La Ari zal (Likoutim) enseigne que le terme « Aron – l’arche » peut se lire, en sens inverse : « Nora – redoutable ». Qu’est-ce à dire ?
Le traité talmudique Yoma, p.69/b, se demande pour quelle raison les hommes de la Grande Assemblée (Knésset haGuedola) portent ce nom. Et l’on répond, qu’après que le prophète Jérémie eut retiré le terme « Nora » des trois qualificatifs que Moché avait attribués à l’Eternel, quand il dit : « haKel haGadol, haGibor, véhaNora » (Devarim 10, 17), ce sont eux les hommes de la Grande Assemblée qui l’ont rétabli. En effet, quand bien même il pouvait paraître illogique dans l’esprit du prophète d’appeler D.ieu « Nora » alors que le Temple a été détruit et que le Aron haBrit a disparu, c’est-à-dire alors que le dévoilement de la Présence divine est absent de ce monde, les hommes de la Grande Assemblée ont malgré tout estimé qu’il était au contraire légitime de qualifier l’Eternel de « Nora – redoutable », précisément parce que si le peuple juif soit capable de persister dans l’exil malgré l’oppression des empires, voilà bien la preuve de la crainte qu’inspire l’Eternel aux nations, la seule existence du peuple juif au milieu des nations constituant la preuve de la providence divine ! Ce qui signifie en d’autres termes que nous sommes, nous-mêmes, ceux par qui se dévoile la Présence de D.ieu dans le monde. Le peuple juif lui-même a pris la place du Aron haBrit. Le terme « Nora » étant l’autre face du mot « Aron », notre cheminement dans le « désert des peuples » fait que nous sommes désormais en lieu et place du Aron haBrit puisque c’est nous qui, dans l’exil, protégeons la Torah et qui véhiculons son message au message les nations. On rappellera à cet égard que c’est avec la fin de la prophétie que débute la période propre à la Torah « chébéal Pé », la Torah orale. Or, la valeur numérique du mot « Pé » est précisément de quatre-vingt-cinq, à l’image des quatre-vingt-cinq lettres de cette paracha.
Ainsi, quand bien même nous avancerions « aveugles », sans être capables de lire le texte de notre histoire, l’existence juive est elle-même le support de notre propre délivrance, c’est elle qui nous fera sortir de exil. En effet, signalée par deux lettres « noun » inversées, si cette paracha n’est pas à sa place, c’est parce qu’elle constitue pour nous la traversée du désert d’une autre époque. La tête retournée, ces lettres regardent ailleurs, vers ce futur au sujet duquel il est dit : « Et les nations sauront que Je suis l’Eternel (Ani haChem) qui sanctifie Israël en ce que Mon sanctuaire est au milieu d’eux pour toujours » (Yi’hézkel 37, 28).