À l’occasion du Yortzeit du Rav Ya’akov Yossef Herman le 17 Tamouz (13/07/25), Torah-Box vous propose de (re)découvrir une anecdote édifiante tirée de l’incroyable "Le Patron avant tout", qui nous plonge dans la grandeur de ce géant de Torah et de ‘Hessed.

Le Rav Ya’akov Yossef Herman fut l’un des piliers du judaïsme orthodoxe américain du début du XXème siècle. Né en 1880 à Sloutsk (aujourd’hui en Biélorussie) et installé à New York, il transforma sa maison en îlot de Torah et de Hakhnassat Or’him (accueil des invités). 

Bien avant l’essor des institutions juives en Amérique, il fut un exemple de Émouna, de fidélité aux valeurs de la Torah et de droiture. Chez lui, étaient hébergés les Grands de la Torah qui venaient d’Europe pour collecter des fonds pour leurs institutions. 

Son histoire, contée avec émotion par sa fille Rou’hama Shayn dans l’ouvrage devenu culte "Le Patron avant tout", aura touché et rapproché des milliers de lecteurs de la Torah.

Les Grands arrivent !

New York, début du XXème siècle…

Papa pénétra dans la maison en toute hâte, le journal yiddish à la main : "Aidel, appela-t-il, viens vite." Maman accourut dans la cuisine, tout en s’essuyant les mains sur son tablier. "Regarde ce qui est écrit dans le journal", dit Papa tout excité. Il lut à voix haute :

"Le Gaon (sommité en Torah) et Roch Yéchivat Kamenitz, en Pologne, Rabbi Baroukh Ber Leibowitz, et son gendre, le Gaon Rabbi Reouven Grozovsky, arrivent aujourd’hui. Des personnalités parmi lesquelles des Rabbins réputés, des membres influents de la communauté et d’autres représentants officiels, se réuniront pour les accueillir sur le quai du débarquement, à 11 heures ce matin. Ils résideront au Broadway Central Hotel, 2ème Avenue à Manhattan."

Papa jeta un coup d’œil sur notre grande pendule au-dessus de la cheminée. "Il est déjà plus de trois heures. J’ai raté l’arrivée du bateau", dit-il avec une pointe de déception dans la voix.

"Eh bien, dit Maman, (Nou en yiddish), ils n’auront pas manqué de monde pour les accueillir, même sans toi !"

Papa regarda Maman avec étonnement et s’exclama : "Comment peux-tu parler ainsi, Aidel ? Si nous avons une occasion rêvée d’inviter chez nous des Guédolim (rabbins de très grande envergure), avons-nous le droit de la laisser échapper ?", dit Papa avec emphase, "je file à l’hôtel à l’instant pour les inviter".

"Écoute, Ya’akov-Yossef, avec tous ces rabbins réputés et tous ces riches hommes d’affaires, t’attends-tu vraiment à ce qu’ils viennent chez nous ?" Maman regarda notre vieille table en acajou et nos chaises en cuir craquelé. "Regarde notre mobilier, il tombe presque en miettes !"

Papa me surprit assise à la cuisine à déguster mon cacao et le petit pain au chocolat que Maman me préparait toujours à mon retour de l’école. "Rou’hama, va mettre ton manteau ! Nous allons au-devant de grands Tsadikim."

J’avalai mon petit pain d’un coup, bus mon cacao d’un trait, et enfilai mon manteau. "Dépêche-toi, il est tard", insistait Papa, et comme nous nous précipitions vers la porte, Maman nous souhaita bonne chance (Hatsla’ha !).

À la rencontre des Tsadikim

Papa dévala l’escalier plutôt qu’il ne le descendit. J’avais du mal à le suivre. Nous descendîmes la rue pour attraper le tramway de l’Avenue B. qui devait nous rapprocher du Broadway Central Hotel.

Pendant le trajet, Papa ne dit pas un mot, mais il me tenait la main et de temps en temps, il la pressait dans la sienne. C’était sa façon de me dire qu’il m’aimait. Je me sentais profondément heureuse : ce n’était pas tous les jours que Papa et moi allions quelque part ensemble, tous seuls.

Le tramway nous mena à deux pâtés de maison de l’hôtel. Papa marchait de ses grandes enjambées. "Papa, je ne peux pas te suivre, dis-je à bout de souffle, tu vas trop vite."

Papa s’arrêta net : "Rou’hama, lorsqu’on va faire une Mitsva, on doit courir, sous peine de voir la Mitsva nous échapper, surtout lorsqu’il s’agit de la Mitsva de Hakhnassat Or’him."

Je m’agrippai à la manche de Papa jusqu’à notre arrivée devant l’hôtel, où il y avait foule. Nous perçûmes des bruits de conversations : "le Roch Yéchiva ne peut recevoir personne aujourd’hui", dit un homme barbu. "Il est très fatigué", dit un autre. "Il a sa chambre au second étage mais on ne peut pas entrer", chuchotait une troisième personne.

"Papa, dis-je avec déception, nous ne pourrons pas rencontrer les Tsadikim ; les gens disent que personne ne peut entrer."

Papa ne répondit pas, mais se fraya un passage à travers la foule. Je me propulsai derrière lui jusqu’à ce que nous arrivâmes en fin de compte à l’entrée de l’hôtel, nous y pénétrâmes et escaladâmes les deux escaliers couverts de tapis. Le couloir également était bondé : on allait et venait en tous sens. Papa et moi parvînmes devant la chambre. Papa demanda à quelqu’un qui se tenait devant la porte s’il lui était possible de dire juste quelques mots au Roch Yéchiva. "Cela ne prendra que quelques instants", assura Papa.

"Je suis désolé, lui répondit-il, personne ne peut le voir aujourd’hui. Essayez de revenir demain, peut-être pourrez-vous lui parler quelques minutes."

Tout à coup, quelqu’un qui avait surpris la conversation intervint : "Excusez-moi, dit-il en se précipitant vers Papa, comment vous appelez-vous ? demanda-t-il.

- Herman, répondit Papa. 

- Herman ? Reb Ya’akov Yossef Herman, celui dont les portes sont ouvertes à tous ?", demanda-t-il. Papa répondit : "Je suis Herman de l’East Side".

"Nous vous attendions."

Sans un mot de plus, nous fûmes introduits dans la chambre. Rav Baroukh Ber était assis dans un fauteuil. Il leva vers nous ses yeux bleus profonds, au regard pénétrant. Je demeurai envoûtée par son visage rayonnant. Rav Réouven, son gendre, s’arrêta de parler pour tourner son regard vers nous. La personne qui nous avait fait entrer dit rapidement : "Reb Ya’akov Yossef Herman est là."

Papa salua Rav Baroukh Ber et Rav Réouven : "Je suis venu pour vous inviter chez moi", dit-il chaleureusement.

"Grâce à D.ieu, vous êtes là ! dit Reb Baroukh Ber avec soulagement. Nous vous attendions !" "Nous serons prêts dans un instant", ajouta Rav Reouven.

Je jetai un regard émerveillé vers Papa, qui lui, n’était pas du tout surpris, et dont le visage reflétait la joie. Quelques instants plus tard, nous quittions tous la chambre l’un derrière l’autre. Nous descendîmes en ascenseur et nous nous dirigeâmes vers les voitures parquées à côté de l’hôtel. Nous entrâmes dans une voiture où un chauffeur attendait au volant. Rav Baroukh Ber, Rav Réouven, un autre homme, Papa et moi occupions une voiture. Plusieurs autres voitures se remplirent rapidement et nous suivirent.

Des invités de marque

Dès que nous fûmes en route, Papa s’excusa auprès de nos hôtes de marque : "Je n’avais pas la moindre idée de votre arrivée aujourd’hui, sinon je serais allé vous attendre à l’arrivée du bateau. Cela fait très peu de temps que je suis au courant".

Je m’aperçus, pendant le trajet, que "l’étranger" qui voyageait avec nous, le propriétaire de la voiture, n’était autre que le millionnaire bien connu, propriétaire des usines Rokeach. Comme nous approchions de la maison, Papa me dit tout bas : "Rou’hama, dès l’arrêt de la voiture, tu cours prévenir Maman pour qu’elle soit prête à nous accueillir."

J’escaladai les escaliers en toute hâte et me précipitai : "Maman, Maman, ils sont là ! Le grand Tsadik, son gendre et une foule d’autres gens avec eux… Papa a dit que tout doit être prêt."

Le visage de Maman s’illumina : "Ce que Papa peut faire, dit-elle avec fierté, personne au monde ne pourrait en faire autant !"

Je m’aperçus que la table de la salle à manger était déjà recouverte d’une nappe blanche impeccable. Il y avait un panier rempli de tranches de pain fraîchement coupées. Et sur le fourneau, une grande casserole mijotait.

"Maman, sais-tu qui vient encore avec eux ? M. Rokeach, le millionnaire ! Nous sommes venus dans sa voiture". Je courus vers le placard et en sortis toutes les boîtes de poudre à laver Rokeach qui s’y trouvaient, et les disséminai dans la cuisine de manière ostensible. 

J’espérais qu’il les apercevrait lorsqu’il passerait par là pour se rendre à la salle à manger.

En quelques minutes, notre maison fut bondée. Rav Baroukh Ber et Rav Réouven s’assirent sur nos chaises au cuir craquelé et prirent un délicieux repas chaud sur notre table en acajou usée.

"Inutile de lui écrire"

Après plusieurs semaines, durant lesquelles Maman avait eu du mal à contenir sa curiosité, elle finit par demander à Rav Réouven ce qui avait motivé le choix de leur séjour dans sa modeste maison plutôt que d’accepter les propositions des grands rabbins ou des notables de la ville.

Rav Réouven lui expliqua que les dernières années écoulées avaient été particulièrement difficiles, financièrement parlant, pour la Yéchiva de Kamenitz. Les choses allaient de mal en pis et les dettes s’accumulaient, car la crise économique en Amérique les affectait au point qu’il était presque question de fermer la Yéchiva, à D.ieu ne plaise. L’ancien Méchoula’h (récolteur de fonds) n’était plus en état de collecter de l’argent pour la Yéchiva

La seule solution qui s’offrait à eux était la prise en charge du problème par le Roch Yéchiva lui-même, solution doublement préoccupante : d’une part comment pourrait-il quitter ses élèves pour une si longue période, et ensuite sur quelles bases pourrait-il envisager son voyage en Amérique ; où trouverait-il un endroit dans lequel il pourrait accorder son entière confiance sur le plan de la Cacheroute ?

L’ancien Méchoula’h le rassura quant au second point. "Il y a quelqu’un qui habite New York, lui affirma-t-il, un grand Tsadik craignant D.ieu, qui est réputé pour avoir une maison ouverte à tous. Tous les messagers des Yéchivot d’Europe mangent à sa table. On peut s’en remettre à lui totalement. Il s’appelle Rav Ya’akov Yossef Herman".

"Eh bien, répondit Rav Baroukh Ber, écrivons-lui immédiatement pour savoir s’il pourra nous recevoir."

"Vous n’avez nul besoin de lui écrire, lui affirma le Méchoula’h, il viendra certainement de lui-même vous accueillir à votre arrivée et vous inviter chez lui, je puis vous le certifier."

"Mme Herman, avoua enfin Rav Réouven, lorsqu’à notre descente du bateau, nous n’avons pas vu apparaître Rav Ya’akov Yossef, ni même à notre arrivée à l’hôtel, nous avons été inquiets au plus haut point. Nous ne connaissions même pas votre adresse. Mais le Méchoula’h avait raison ! Nous n’aurions pas dû nous inquiéter. Rav Ya’akov Yossef, qui a fait de la Hakhnassat Or’him sa vocation, est venu lui-même nous inviter à séjourner dans sa maison – que celle-ci soit bénie !"

Rou’hama Shayn

(tiré du livre "Le Patron avant tout", paru aux éd. Véhaarev).